Santé humaineMolécules
Interview
Changement de cap : Domain Therapeutics veut internaliser le développement de traitements ciblant les RCPG découverts avec ses technologies
Interview de Pascal Neuville, PhD en biologie cellulaire et moléculaire, DG de Domain Therapeutics depuis 2008
Domain Therapeutics est située à Strasbourg, en Alsace, une région célèbre pour ses prix Nobel en chimie ?
Pascal Neuville : Oui, nous avons trois prix Nobel en chimie, Jean-Marie Lehn (1987), Jean-Pierre Sauvage (2016) et Martin Karplus (en 2013) mais aussi Jules Hoffmann (en 2011) en biologie. C’est une région très riche pour le mélange des deux compétences nécessaires à faire des médicaments, la chimie et la biologie. Et puis historiquement c’est toute la vallée du Rhin qui est riche avec des groupes comme Roche et Novartis à Bâle, et en descendant la partie allemande de la vallée du Rhin avec les villes de Fribourg et Heidelberg, très connues pour la biologie. C’est un très bel endroit pour découvrir et développer des médicaments.
Domain Therapeutics a ses laboratoires à Illkirch Graffenstaden avec d’autres entreprises comme Biosynex, qui a connu une croissance phénoménale avec les tests de diagnostic de la COVID-19, ou Transgène, active dans le domaine du vaccin.
Nous sommes en effet situés au sein du parc d’innovation qui réunit près d’une centaine d’entreprises dont une majorité dédiée au secteur de la santé, le tout regroupé en cluster et animé par BioValley France. C’est agréable, parce qu’on évolue dans un milieu très dynamique. Il y a beaucoup d’interactions : on échange, on s’entraide, plus que de « compétitionner », pour prendre une part du marché mondial puisque nous sommes sur des approches différentes. C’est tout l’intérêt du pôle de compétitivité BioValley France d’avoir une démarche collective, en synergie. Il y a aussi la proximité de la faculté de pharmacie, d’organismes de recherche très renommés comme l’IGBMC, fondé par le Professeur Chambon, mais aussi l’école de biotechnologie de Strasbourg (ESBS). C’est un creuset qui permet d’établir des collaborations avec des laboratoires académiques et de sourcer des projets, ce que nous avons fait à plusieurs reprises avec l’aide de la SATT Conectus.
Vous avez annoncé des évènements importants en 2020 : Domain Therapeutics a absorbé Prestwick Chemical, doublant ses capacités en chimie médicinale, et racheté Neurofit, en pharmacologie animale. Est-ce pour soutenir sa prochaine phase de croissance ?
Prestwick et Neurofit sont des entreprises toutes les deux situées sur le parc d’innovation d’Illkirch. Elles étaient filiales d’une société australienne, Bionomics, qui les cédait et nous avons sauté sur l’occasion pour les racheter. Comme Domain est en croissance, c’était un moyen d’accélérer notre développement et comme nous étions voisins, le mariage se passe très bien.
Neurofit est spécialisée dans l’évaluation de candidats médicaments avant d’entrer en phase préclinique. Faire ce type d’analyses était une pièce du puzzle qui nous manquait. Nous avons observé dans nos discussions avec les Pharmas qu’il était plus intéressant pour elles d’externaliser un projet en entier, nous avions donc besoin de proposer une plateforme intégrée qui aille de l’identification et la validation de cibles jusqu’à la capacité à caractériser un candidat médicament. Nous augmentons nos capacités de chimie médicinale avec Prestwick et avons accès à une plateforme de pharmacologie animale avec Neurofit.
Vous avez également une plateforme permettant d’identifier et de valider des cibles, les RCPG (Récepteurs Couplés aux Protéines G), dans le domaine de l’immuno-oncologie. D’autres développements sont en cours en neurologie et dans les maladies rares. Avez-vous déjà identifié des cibles dans ces domaines ?
Nous développons en effet des programmes pour le traitement des maladies du système nerveux central et certaines maladies rares mais notre activité de découverte et validation de cibles RCPG est aujourd’hui dirigée vers l’immuno-oncologie. Le candidat médicament que nous développons en partenariat avec Merck KGaA cible un RCPG en immuno-oncologie et sera associé à des inhibiteurs de points de contrôle immunitaires (IPCI) pour renforcer le traitement de multiples cancers. Les IPCI sont une toute nouvelle classe de traitements du cancer qui ont une efficacité incroyable mais chez trop peu de patients. Nous nous concentrons désormais sur l’identification d’autres RCPG qui vont soit permettre d’augmenter le nombre de patients répondeurs aux traitements IPCI soit avoir une forte efficacité, seuls… et nous en avons trouvé ! Nous avons plusieurs projets qui progressent rapidement, dont un qui vient d’entrer en développement préclinique, et l’année prochaine nous aurons d’autres candidats médicaments qui vont lui emboîter le pas.
Votre modèle économique repose en premier lieu sur la collaboration avec des laboratoires pharmaceutiques pour découvrir de nouvelles molécules ? Vous avez un partenariat avec Merck KGaA, en avez-vous d’autres ?
Notre modèle est double : nous créons de la valeur avec le développement de nos propres projets et générons des revenus avec nos collaborations. Nous avons en effet mené avec Merck KGaA une collaboration de deux ans et demi pour découvrir une petite molécule qui bloque les récepteurs de l’adénosine et augmente la réponse immunitaire des patients contre leur cancer. Ce traitement peut être utilisé dans de multiples cancers et créer une synergie d’efficacité en combinaison avec des IPCI de Merck KGaA, c’est ce qui les intéresse. Le produit est désormais sur la voie du développement clinique puisque nous annoncions dernièrement le franchissement d’une étape importante, la sélection par Merck KGaA du candidat clinique accompagné d’un premier paiement d’un deal global de 261 M$ (240 M€). C’est un deal classique avec des paiements par étapes au fil de l’avancement du programme et des redevances sur les ventes futures de médicaments.
En septembre 2020, nous avons annoncé un second accord de collaboration avec la société Pfizer, (celle du vaccin contre la COVID-19) et nous avons conclu fin 2018 un partenariat avec Boehringer Ingelheim ce qui porte à trois nos ententes actives avec des Pharmas.
Pour le développement de votre pipeline interne de candidats précliniques vous procédez ensuite par création de sociétés mono-produits. Ces sociétés développent les candidats-médicaments jusqu’au stade de la preuve de concept clinique et ensuite vous les cédez à des Pharmas, c’est bien cela ?
En fait, c’est une stratégie que nous avons initiée lorsque la société était encore fragile afin d’éviter qu’un échec clinique entraîne l’ensemble de la société. En cas d’échec, on peut couper la branche, pas besoin de scier le tronc. Pour continuer la métaphore, nous estimons maintenant que le tronc est assez solide pour soutenir nos propres branches et nous préférons récolter nos propres fruits. Nous allons donc développer certains candidats médicaments nous-mêmes et d’autres en collaboration avec la Pharma. Nous avons décidé d’arrêter la création de sociétés mono-produits ou tout au moins de garder cette tactique comme une option en cas d’opportunités comme ce fut le cas avec Ermium Therapeutics, un très beau projet RCPG issu de la SATT Erganeo proposé à Domain par des investisseurs de renom… ça ne se refuse pas !
Nous avons décidé de développer en interne certains de nos candidats médicaments en allant un peu plus loin vers la clinique. En octobre dernier, pour la première fois, une molécule découverte chez Domain entrait en développement aussi chez Domain. Auparavant, quand nous découvrions un candidat médicament, soit nous le développions avec un partenaire Pharma, soit nous montions une spin-off et nous levions de l’argent chez des investisseurs pour développer le produit. Nous avons ainsi créé six spin-offs, dédiées à des produits spécifiques, dans le but de créer de la valeur tout en réduisant le risque pour Domain. Mais créer des spin-offs, c’est beaucoup d’énergie, il faut lever les fonds et gérer les sociétés. La première qui a été cédée, c’est Prexton Therapeutics à Lundbeck pour un total de 900M€, avec 100M€ d’upfront. Nous avions cependant été fortement dilués par les investisseurs. Nous préférons capturer désormais plus de valeur surtout si nous avons les fonds nécessaires pour financer le développement nous-mêmes. Nous voulons franchir des étapes qui augmenteront significativement la valeur des produits et donc de Domain. C’est également la première fois que la société cherche à lever un montant important, 30-35M€, pour participer au développement de nos produits et établir aussi des partenariats plus ambitieux.
Une levée de fonds pour avancer les médicaments en phase clinique, mais jusqu’où ?
Nous ne suivons pas un modèle de pure biotech qui cherche à aller jusqu’au bout du développement d’un médicament, nous avons une stratégie résolument partenariale. Nous nous efforçons de faire avancer nos produits jusqu’au stade où on peut signer le meilleur accord avec une Pharma. Tout dépend du projet, de la maladie ciblée et de la compétition. Parfois il faut atteindre la Phase 1 ou la Phase 2, parfois c’est la Pharma qui vient vers nous avant même que le candidat médicament ne soit identifié. Il faut trouver le bon momentum car si nous attendons trop et qu’il y a trop de compétition sur un produit du même type, nous risquons d’être hors-circuit. Un des avantages de Domain est que nos technologies nous permettent d’être souvent les seuls à avoir « craqué » un RCPG pour lequel la Pharma recherche activement un produit.
Pourquoi les RCPG en particulier ? Votre plateforme, quelle est son origine ?
Les RCPG sont très en vogue dans la Pharma ! Ces récepteurs sont connus pour avoir donné naissance à beaucoup de médicaments sur le marché, près d’un tiers des médicaments commercialisés agissent sur ces récepteurs et génèrent des milliards de dollars de revenus chaque année. Ils sont au nombre de 400 mais des médicaments n’ont été découverts que pour un tiers d’entre eux, toutes aires thérapeutiques confondues. C’est comme un iceberg, il reste toute une partie immergée à exploiter par les Pharmas. Cependant, ce sont des récepteurs plus compliqués à travailler que ceux qui ont été exploités en premier et il faut des technologies nouvelles pour en venir à bout. C’est là qu’intervient notre plateforme composée de technologies issues de l’Université de Strasbourg et des Universités de Montréal et Mac Gill. Ces technologies agissent comme des traducteurs qui décryptent pour nous la complexité des RCPG et nous permettent de comprendre comment ils agissent sur les cellules qui les expriment. Ce sont des technologies vivantes et nous restons proches des chercheurs qui les ont développées et qui continuent à les améliorer, d’où la présence de Domain à Strasbourg mais aussi à Montréal au travers d’une filiale canadienne.
Combien de salariés employez-vous ?
La société a débuté il y a 11 ans avec 10 personnes et nous sommes aujourd’hui une centaine de salariés depuis le rachat de Prestwick et Neurofit. Nous avons fusionné Prestwick et atteint 75 salariés dans la maison mère. A cela s’ajoute la quinzaine de salariés de Neurofit, qui est restée indépendante, et la douzaine de salariés de notre filiale canadienne située à Montréal.
Votre société existe depuis plus de dix ans ? Comment s’est-elle financée jusqu’ici et pourquoi ce changement de cap avec cette levée de fonds ?
La création de Domain date de début 2009. Nous avons levé 4,1M€ en deux étapes (2009 et 2012) et depuis la société s’est autofinancée à hauteur de plus de 70M€ par les revenus de licences sur ses technologies et ses produits, par les collaborations, par la cession de spin-offs mono-produits. A présent, nous avons fait la démonstration de la valeur de nos technologies et de notre capacité à découvrir des produits innovants et nous allons financer plus avant nos développements par le biais de cette levée de fonds. Nous prévoyons de la clôturer au premier semestre 2021, mais la pandémie de Covid-19 ne nous facilite pas la tâche, il est impossible de faire venir les investisseurs visiter le site, rencontrer les équipes, mais ça progresse, on avance !
Il y a donc un double changement de paradigme chez Domain Therapeutics : d’une part, nous conservons certains produits en développement interne, ce qui conduit à plus de création de valeur, de l’autre nous finalisons une levée de fonds pour financer ces développements et accroître la taille de nos partenariats, ce que nous n’avons pas fait ces dernières années durant lesquelles nous nous sommes autofinancés. Je suis intimement persuadé que ces évolutions vont nous permettre d’accéder à de belles opportunités !
Propos recueillis par Thérèse Bouveret