En cette rentrée, nous revenons sur deux promesses de ruptures technologiques, industrielles et économiques majeures que j’ai déjà souvent évoquées dans RT Flash mais qui prennent, à la lumière des avancées scientifiques et industrielles et des tensions géopolitiques récentes, un relief nouveau depuis quelques mois : l’exploitation alimentaire et énergétique des algues marines et la récupération des hydrates de méthanes sur les fonds marins.
Par leur richesse biochimique et leur extraordinaire variété (plusieurs centaines de milliers d’espèces différentes), les algues, qui contiennent une multitude de molécule intéressantes, minéraux, protéines, vitamines, acides gras représentent un potentiel inépuisable et un marché fabuleux pour les industries agroalimentaires, chimiques et énergétiques.
Riche de ses façades maritimes, la France a entrepris, depuis plus d’un quart de siècle, de développer une véritable filière techno-industrielle consacrée à l’exploitation industrielle de cet «or bleu» que représentent les algues marines. La Bretagne accueille depuis 1982, un centre de recherche unique au monde, le CEVA – Centre d’études et de valorisation des algues – qui est entièrement consacré à l’étude et la valorisation des végétaux marins et soutient toute la chaîne de l’innovation, de la recherche fondamentale sur les algues dans leur milieu jusqu’à la réalisation d’installations-pilotes industrielles.
C’est dans ce cadre que le projet Ulvans lancé en 2012, a permis la mise en service, en 2013, de la  bio-raffinerie d’algues à Plounan, dans le Finistère. Ce projet, qui regroupe quatre entreprises autour d’Olmix group, permet à présent de traiter plusieurs tonnes d’algues vertes, brunes et rouges, à peine quelques heures après leur récolte. Grâce à une multitude de traitements mécaniques et biochimiques, cette unité-pilote parvient à séparer et à extraire plusieurs molécules à haute valeur ajoutée, comme des polysaccarides et différentes protéines qui peuvent être utilisées dans l’alimentation animale et l’industrie pharmaceutique et cosmétique.
Olmix a également développé un nouveau matériau composite remarquable, l’Amadéite, qui contient, entre autre, de l’argile et des fibres d’algues et présente des propriétés mécaniques et thermiques particulièrement recherchées dans de nombreux secteurs d’activités : bâtiment, plasturgie, automobile. Les algues sont également en train de révolutionner l’industrie chimique avec la mise sur le marché, depuis 3 ans, d’une nouvelle famille de peinture à très grand pouvoir couvrant et à faible émission de COV nocifs (Composés Organiques Volatiles).
Dans le domaine des plastiques techniques, l’entreprise Algopack, propose depuis deux ans de nouveaux types de plastiques contenant une forte proportion d’algues et le projet Alguex, qui a démarré en avril dernier, devrait déboucher sur la production de nouvelles résines destinées aux emballages flexibles mais également aux plastiques rigides. Mais les algues sont également devenues une source d’inspiration et de recherche scientifique dans des domaines plus inattendus, comme l’électrochimie. Des chercheurs de Singapour ont ainsi reproduit la structure tridimensionnelle poreuse des diatomées pour mettre au point un nouveau type d’anodes composées de sphères de carbone dopées à l’azote et affichant des performances exceptionnelles.
La production mondiale d’algues a explosé depuis 25 ans, passant de 3 millions de tonnes en 1992 à plus 16 millions de tonnes en 2016 ; 75 % sont destinées à l’alimentation, la majorité (près de 63 %) étant produite par la Chine… On peut s’en étonner compte tenu de sa situation géoclimatique. Notre pays produit environ 72 000 tonnes d’algues, ce qui le situe au 10e rang mondial, mais il en consomme environ 180 000 tonnes par an pour satisfaire ses différents besoins industriels.
Mais il est également possible d’utiliser les remarquables propriétés biochimiques des algues pour intégrer dans les façades du bâti neuf de véritables centrales agro-énergétiques, sous forme de photobioréacteurs. Ces unités, d’une grande surface mais d’une très faible épaisseur (quelques centimètres seulement) peuvent non seulement réduire de moitié la consommation énergétique des bâtiments en réduisant les pertes thermiques, mais elles sont également capables de produire plusieurs familles de molécules très prisées par l’industrie alimentaire ou pharmaceutique, le tout en réduisant les émissions de CO2 intrinsèques des bâtiments ainsi équipés¦
Un bâtiment de ce genre, conçu et réalisé par le groupement SymBIO2 devrait bientôt voir le jour dans le 13e arrondissement de Paris. Baptisé AlgoHouse, cet immeuble intègre des bioréacteurs photosynthétiques dans ses façades. Ceux-ci contiennent des microalgues spécialement sélectionnées parmi les centaines de milliers d’espèces existantes et capables de produire en quantité de nombreuses substances très recherchées par le secteur alimentaire et biopharmaceutique.
L’autre objectif de ce projet est encore plus futuriste et vise à valider la faisabilité d’une véritable bioagriculture urbaine verticale, en utilisant une partie de l’immense ressource que représentent les km2 de façades inexploitées des immeubles. Cette technologie de culture verticale offre en outre une capacité de production de microalgues nettement supérieure aux bassins ouverts généralement employés pour l’algoculture. Plusieurs de ces « Algofacades» sont déjà réalisées ou en projet, comme celle de 200 m2, à Champs-sur-Marne, qui est intégrée dans le Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB).
Mais les algues marines recèlent également une autre potentialité particulièrement prometteuse : elles peuvent être transformées en « algocarburants» performants et neutres sur le plan carbone. En 2015, Algenol une société américaine basée en Floride, a créé la surprise en démontrant qu’il était envisageable d’utiliser des algues hybrides pour produire l’éthanol à partir du CO2, de l’eau et de la lumière du soleil. L’innovation majeure mise au point par Algeol est un photobioréacteur flexible en film plastique qui permet de catalyser les réactions chimiques nécessaires à ce processus de transformation.
Depuis deux ans, Algeol s’est associée au groupe industriel indien Reliance Industries pour mettre en service la première plate-forme indienne utilisant cette technologie baptisée «direct-to-ethanol». Un prototype de bioréacteur a été installé à proximité de la raffinerie de Reliance à Jamnagar. Grâce à l’usage de variétés d’algues génétiquement modifiées, cette installation est capable de recycler du CO2 émis par les installations industrielles pour le convertir en biocarburants (essence, gasoil ou kérosène). Et le rendement de conversion est impressionnant : une tonne de CO2 permet d’obtenir 545 litres de carburant. Enfin, cerise sur le gâteau, ce procédé remarquable fonctionne avec de l’eau sale et n’entame donc pas les précieuse réserves d’eau douce de l’Inde.
En 2016, un laboratoire américain, le PNNL (Pacific Northwest National Laboratory) a pour sa part présenté une nouvelle méthode qui optimise la production de pétrole brut à partir d’algues, en réduisant le nombre de réactions chimiques. Le grand avantage de cette nouvelle technique est qu’elle permet, contrairement à la plupart des installations existantes, de traiter directement les algues humides. Fonctionnant en continu, ce procédé combiné la liquéfaction hydrothermale et la gazéification catalytique hydrothermale.
On comprend mieux les immenses potentialités énergétiques des algues quand on sait qu’un kilo d’algues contient, selon les espèces (il en existe plus d’un million dont seules quelques centaines sont connues et étudiées), de 50 à 70 % d’acides gras. Résultat : un seul hectare d’algoculture permet d’obtenir, en moyenne plus de 40 000 litres d’huile, contre 6 000 litres au mieux pour l’huile de palme, considéré pourtant comme particulièrement productive. Selon les estimations les plus prudentes faites par différents organisme et laboratoires, il suffirait de 300 000 km2 au plus pour satisfaire, à partir de l’algoculture, à la totalité de la consommation actuelle de carburants.
Pour la France, 3 500 km2 d’algoculture (l’équivalent de la superficie du département du Rhône) permettrait de produire tout le carburant consommé au niveau national. Mais le principal avantage de ces algocarburants est qu’ils n’entrent pas en conflit avec les usages agricoles ou forestiers des surfaces terrestres. Quant au coût de production de ces algocarburants, il a déjà été divisé par dix depuis 10 ans, passant de 10 euros à un euro le litre et ces biocarburants issus de la mer pourraient, dès 2020, devenir compétitifs par rapport aux carburants classiques ou aux biocarburants terrestres, surtout dans l’hypothèse de plus en plus probable d’une taxe carbone mondiale sur les carburants fossiles.
Ce n’est pas par hasard si des pays comme le Japon et la Chine, obsédés par la question de leur approvisionnement énergétique, redoublent d’efforts pour devenir leaders mondiaux sur ce marché prometteur. Mais ces deux puissances asiatiques misent également sur une autre technologie qui relevait il y a encore quelques années de la science-fiction : la récupération et l’exploitation énergétiques à grande échelle des nodules d’hydrates de méthane qui tapissent en grande quantité les fonds océaniques.
Cette« glace qui brûle » est constituée de molécules de méthane piégées dans des molécules d’eau cristallisée sous l’effet de la pression et de la basse température qui règnent dans ces fonds marins. Mais son extraction est difficile, et surtout très coûteuse. Longtemps, on a cru qu’il faudrait de nombreuses décennies pour surmonter les sérieux défis techniques inhérents à la récupération en toute sécurité de ces nodules sous-marins gorgés d’énergie. Mais il y a quatre ans, en 2013, le Japon a créé la surprise en annonçant qu’il était parvenu, pour la première fois au monde, à récupérer sans encombre, au large de la Péninsule d’Atsumi, ces nodules d’hydrates de méthane, pourtant emprisonnés à plus de 300 mètres en sous-sol, sous 1000 mètres de profondeur.
Piquée au vif, la Chine, éternel rival du Japon, a alors intensifié ses efforts de recherche et, il y a quelques semaines, Pékin a annoncé une “avancée historique” suite à des forages réussis en mer de Chine méridionale. Selon les informations, très partielles, délivrées par Pékin, la Chine serait parvenue, en seulement un mois et demi, à extraire plus de 235 000 mètres cubes de ces hydrates de méthane depuis les eaux situées à environ 300 km au sud-est de la ville de Zhuhai, en Chine méridionale.
Mais pourquoi déployer tant d’efforts et de moyens pour aller récupérer ces nodules au fond des océans. Tout simplement parce qu’un seul mètre cube d’hydrate de méthane peut générer 164 mètres cubes de gaz méthane, selon le Département américain à l’Energie. De l’avis de nombreux experts, les réserves planétaires d’hydrates de méthane sont gigantesques, et représenteraient au moins deux fois la totalité des réserves d’énergies fossiles du globe (charbon, pétrole et gaz). Quant à la Chine, elle possèderait dans ses eaux territoriales de 80 à 100 milliards de tonnes de cet «or bleu», c’est-à -dire de quoi étancher pendant plus d’un siècle sa soif croissante d’énergie.
Pour le très réputé cabinet de conseil Boston Consulting Group, ces hydrates de méthane pourraient devenir une source d’énergie rentable vers 2030, mais tout dépendra de l’évolution des coûts de production des énergies fossiles et des énergies renouvelables et des contraintes réglementaires et financières qui seront décidées au niveau international. Il reste également à surmonter un obstacle majeur : démontrer qu’il est possible de récupérer de grande quantités de ce méthane océanique sans risques de fuites massives et incontrôlées dans l’atmosphère de ce puissant gaz à effet de serre.
On peut cependant considérer que, si des puissances aussi avisées que le Japon et la Chine déploient sur la durée autant de moyens pour parvenir à l’exploitation industrielle de ce méthane sous-marin, c’est qu’elles estiment qu’en dépit de tous ces obstacles, le jeu en vaut la chandelle et que le premier pays qui parviendra à récupérer cette manne énergétique immense augmentera considérablement sa puissance et son influence géopolitique en bouleversant la donne énergétique mondiale.
Dans une telle perspective, il est plus que souhaitable que notre pays et l’Europe prennent toute la mesure de ces enjeux technologiques, économiques et politiques et mettent en oeuvre sans tarder de grands projets de recherche, associant étroitement les laboratoires publics et les entreprises, afin de rester dans cette compétition mondiale et d’être en mesure de maîtriser l’exploitation durable de ce potentiel phénoménal de ressources marines que représentent les algues et les hydrates de méthane.
René TREGOUËT
Sénateur honoraire
Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat