Santé humaine
Édito
La révolution de l'épigénétique
8 janvier 2016 en partenariat avec RT Flash
Il a fallu presque un demi-siècle entre la découverte de la structure de l’ADN en 1953 et la première cartographie quasi-complète du génome humain en 2001. Grisés par cette extraordinaire avancée scientifique, de nombreux chercheurs ont succombé au début de ce siècle à la « dictature du génome ». Il paraissait en effet raisonnable de penser qu’à partir du moment où l’on connaissait enfin l’emplacement et le rôle des quelque 25 000 gènes qui composent notre génome, on pourrait expliquer et guérir par le seul biais de la génétique et de la génomique la plupart des grandes pathologies qui nous affectent, qu’il s’agisse du cancer, des maladies cardio-vasculaires, des maladies métaboliques ou encore les maladies neurodégénératives, comme Parkinson ou Alzheimer.
Mais depuis une dizaine d’années, les scientifiques sont allés de surprise en surprise et ont découvert que non seulement les mêmes gènes ne semblaient pas du tout fonctionner de la même façon selon les individus mais que la structure même de notre génome pourrait être modifiée, soit de façon transitoire soit de façon permanente, sous l’effet de l’environnement : l’épigénétique était née.
Nous ne rentrerons pas ici dans le détail des mécanismes extrêmement complexes et subtils qui permettent ces modifications plus ou moins profondes, transitoires ou définitives, de nos gènes sous la pression de l’environnement. Rappelons simplement, pour mémoire, que ces modifications peuvent utiliser plusieurs voies, dont les principales sont les modifications des histones, la méthylation de l’ADN et les ARN non codants.
De manière remarquable, il semble qu’une multitude de facteurs environnementaux, activité physique, alimentation, stress, méditation, soient en mesure de transformer, parfois de manière irréversible, non seulement le fonctionnement mais également la structure de certains de nos gènes. Récemment, des chercheurs américains de l’Université d’Etat de l’Oregon ont ainsi montré qu’une consommation régulière d’un composé appelé sulforaphane (présent dans certains choux, dont le brocoli) pouvait activer l’expression d’un gène dit « suppresseur de tumeur » et prévenir ainsi le développement de certains cancers (côlon et prostate). Cette étude est d’autant plus intéressante qu’elle montre également que cet effet épigénétique semble persister assez longtemps même si les sujets cessent de consommer du sulphoraphane (Voir Clinical Epigenetics).
Comme le souligne Susie Mossman Riva, docteur en sciences sociales et chercheuse à la Haute Ecole de Santé Source à Lausanne, « Il nous appartient de tirer le meilleur parti de notre capital génétique en optant pour une vie saine, axée sur une alimentation équilibrée, une activité physique régulière et une vie sociale intense. »
Il y a quelques semaines, une nouvelle étude a confirmé cette influence de l’environnement sur nos gènes en montrant chez l’animal que les choix de vie des futurs pères pouvaient influer sur la vie de leur descendance (Voir Science).
Ces recherches ont notamment montré que l’administration d’éthanol à des souris mâles affectait les signatures épigénétiques du cerveau de leur progéniture sur plusieurs générations et il est probable que les mécanismes épigénétiques équivalents soient à l’œuvre chez l’homme?
Au début de l’année 2015, une équipe internationale de recherche a publié les données les plus complètes disponibles à ce jour sur l’épigénome humain. Présentées comme la “première carte exhaustive de l’épigénome d’un grand nombre de cellules humaines”, ces données ont été regroupées dans une vingtaine d’études publiées, dans le cadre du programme Epigenomics, dans la prestigieuse revue Nature (Voir Nature).
Ces études ont notamment décrit l’épigénome de 111 types de cellules cardiaques, musculaires, hépatiques, dermatologiques et fœtales. Ce travail rappelle que nos gènes représentent à peine 1,5 % du génome humain. Le reste, appelé « ADN-poubelle » a longtemps été considéré comme sans fonction particulière mais on sait à présent que cet « ADN-poubelle » joue un rôle essentiel, via les mécanismes épigénétiques, dans la régulation de l’activité des gènes. “Il s’agit d’un progrès majeur dans les efforts en cours pour comprendre comment les trois milliards de lettres figurant dans le livre de l’ADN d’un individu peuvent entraîner des activités moléculaires très diverses“, relève Francis Collins, chef de l’Institut National de Santé américain (NIH). William Cockson, professeur de l’Imperial College de Londres, estime que “la manière dont les gènes sont lus est sans doute bien plus importante que le code génétique lui-même“.
Mais ce qui est vrai au niveau d’un individu l’est également au niveau d’une population, comme vient de le montrer une passionnante étude réalisée par le CNRS et l’institut Pasteur. Dans ce travail, les chercheurs ont essayé de comprendre comment l’espèce humaine parvient à s’adapter à des changements parfois brutaux de son environnement, par exemple en matière de climat, d’habitat ou de mode de vie.
Ces recherches, dirigées par Luis Quintana-Murci, ont montré que ces différents types de changements des conditions de vie des populations humaines peuvent aussi agir au niveau épigénétique, c’est-à-dire par des modifications modulant l’expression des gènes. Pour mesurer l’influence de l’environnement sur l’épigénome, les chercheurs ont travaillé sur l’analyse comparative de deux populations d’Afrique centrale aux modes de vie et aux habitats différents : les Pygmées, peuple de chasseurs-cueilleurs nomades vivant dans la forêt, et les Bantous, agriculteurs sédentarisés dans des habitats urbains, ruraux ou forestiers.
Les chercheurs ont notamment comparé le niveau de méthylation génomique de cette population de Bantous des forêts avec celui des Bantous urbains ou ruraux. Ils ont observé que le changement récent d’habitat avait provoqué des modifications de l’épigénome concernant principalement les fonctions du système immunitaire. Les scientifiques ont également comparé les méthylations du groupe de Bantous forestiers avec celles des Pygmées, afin d’étudier l’impact de leur mode de vie sur leur génome. Ils ont alors constaté des différences de l’épigénome, relatives cette fois au développement (la taille, la minéralisation osseuse).
Ces recherches ont finalement permis de montrer que les changements les plus récents de l’épigénome qui affectent l’immunité étaient dépourvus de contrôle génétique, alors que les différences épigénétiques les plus anciennes, que l’on peut qualifier d’« historiques », étaient devenues héritables, stables et transmissibles, ce qui éclaire d’une lumière nouvelle l’apparition de prédispositions aux maladies. En conclusion, Luis Quintana-Murci affirme “Notre étude montre que les changements de mode de vie et d’habitat influencent fortement notre épigénome, et que l’urbanisation a un impact important sur les profils épigénétiques du système immunitaire, ce qui confirme le rôle majeur des changements épigénétiques dans le développement de nombreuses pathologies, maladies auto-immunes, allergies, inflammations...”
L’épigénétique est également en train de bouleverser et d’élargir les grilles scientifiques et conceptuelles de compréhension du cancer. On sait par exemple que la mutation BRCA1 hérité d’un parent est à l’origine d’au moins 10 % des cas de cancer du sein mais on ignore les causes impliquées dans les 90 % de cancer restant. Une étude britannique réalisée l’année dernière (Voir Genome Medicine) s’est intéressée à la méthylation de l’ADN (l’un des principaux mécanismes épigénétiques) de certaines cellules sanguines (leucocytes ou globules blancs) chez 72 femmes porteuses de la mutation BRCA1 et 72 femmes sans mutations de BRCA1/2. En se basant sur l’âge, la survenue de cancer et le statut BRCA1, ils ont pu en extraire une “signature spécifique” des femmes porteuses de BRCA1 sur cet échantillon réduit.
Pour tester leur hypothèse, ils se sont appuyés sur un très grand nombre d’échantillons de sang de femmes, recueillis plusieurs années avant le développement d’un cancer du sein (ces échantillons sont issus de deux grandes cohortes britanniques MRC National Survey of Health and Development and the UK Collaborative Trial of Ovarian Cancer Screening). Résultat : les femmes qui ont développé des cancers non héréditaires se sont révélés avoir la même signature de méthylation d’ADN que les femmes porteuses de la mutation BRCA1. Ce test permet ainsi d’évaluer le risque de cancer du sein et de décès lié à la maladie, plusieurs années avant sa survenue.
Le Professeur Martin Widschwendter, principal auteur de l’étude, résume les résultats de ces travaux : « Nous avons identifié une signature épigénétique chez les femmes avec une mutation du gène BRCA1 qui a été liée à un risque accru de cancer et un taux de survie réduit. De manière surprenante, nous avons trouvé la même signature au sein de grandes cohortes de femmes sans cette mutation et cette signature était capable de prédire le risque de cancer du sein plusieurs années avant le diagnostic ». Concrètement, ce nouveau type de test épigénétique pourrait être proposé aux femmes à l’âge de la ménopause, puis tous les 5 ans. Il serait alors possible de proposer à chaque patiente des mesures préventives personnalisées, axées sur une surveillance particulière et l’hygiène de vie, pour réduire le risque de ce cancer.
Cette découverte est majeure car elle confirme de manière très solide l’hypothèse selon laquelle l’expression des gènes des cellules immunitaires jouant un rôle important est peut être décisif dans le déclenchement du cancer. Ce mécanisme épigénétique pourrait expliquer l’extinction de certains gènes dans les cellules du système immunitaire, ce qui empêcherait ce dernier de prévenir et de combattre le développement du cancer du sein?
Une autre étude dirigée par Semira Gonseth, à l’Université de Californie à San Francisco et publiée il y a quelques jours dans la revue « Epigénétics » (Voir Taylor & Francis online) a montré, à partir de l’analyse de l’ADN de 347 enfants en bonne santé, que certaines modifications épigénétiques étaient impliquées dans l’apparition d’un cancer du sang très rare chez l’enfant. Cette étude a notamment pu montrer que la consommation de certaines vitamines, notamment l’acide folique (vitamine B9) par les futures mères jouait un rôle essentiel dans le déclenchement de certains mécanismes épigénétiques pouvant prévenir l’apparition de ce cancer du sang. « Il se pourrait que l’acide folique protège l’enfant à naître de modifications épigénétiques défavorables pouvant également provoquer un cancer », précise Semira Gonseth.
Il faut enfin évoquer une étude réalisée en 2013 par une équipe californienne du Salk Institute for Biological Studies en collaboration avec l’Université de Barcelone. Ces travaux dirigés par Joseph R.Ecker ont montré comment l’activation ou l’extinction de certains gènes via la méthylation de l’ADN (l’un des principaux mécanismes épigénétiques) joue un rôle central pendant l’enfance et l’adolescence dans la construction et l’enrichissement du réseau de communication synaptique dans notre cerveau (Voir Medical Xpress).
Pour obtenir ces résultats, les chercheurs ont comparé les sites exacts de méthylation dans l’ensemble du génome cérébral à différents âges de la vie, chez des nouveau-nés, des adolescents âgés de 16 ans et des adultes âgés de 25 à 50 ans. Les chercheurs ont découvert qu’il existe une forme de méthylation dans les neurones et la glie dès la naissance. Ils ont également mis en lumière la présence d’une autre forme de méthylation qui semble être à l’œuvre uniquement dans le processus d’interconnexion des neurones qui accompagnent la maturation cérébrale de l’enfant et l’adolescent.
Ces découvertes permettent non seulement de mieux comprendre le mécanisme tout à fait remarquable de plasticité cérébrale qui nous permet d’apprendre et de nous adapter à des situations changeantes tout au long de notre vie mais ouvrent également de nouvelles pistes dans la compréhension des bases biologiques de certaines pathologies psychiatriques qui nécessitent la rencontre d’une prédisposition génétique et d’un ensemble de facteurs environnementaux particuliers.
Comme le souligne Ryan Lister, l’un des chercheurs impliqués dans cette étude, « Le cerveau humain est considéré comme l’objet le plus complexe connu dans l’Univers et nous ne devons donc pas être surpris que cette complexité se prolonge au niveau de l’épigénome du cerveau. Ces caractéristiques uniques de méthylation de l’ADN qui se dégagent pendant les phases critiques du développement du cerveau suggèrent la présence d’un mécanisme épigénétique puissant non seulement nécessaire au bon fonctionnement de notre cerveau mais très probablement impliqué dans bon nombre de pathologies psychiatriques ».
L’ensemble de ces avancées tout à fait décisives dans ce champ scientifique encore largement inexploré de l’épigénétique rend définitivement caduque la vieille opposition scientifique et idéologique entre causes génétiques et facteurs environnementaux, inné et acquis. Nous savons à présent que le pouvoir de nos gènes, s’il ne peut être nié, ne peut être compris et n’a de sens que dans le cadre conceptuel d’une interaction dynamique et permanente avec les innombrables facteurs qui composent notre environnement.
Loin de nous déterminer et de nous réduire à une dimension biologique réductrice et prévisible, nos gènes deviennent paradoxalement le cadre de déploiement de notre liberté. Ils traduisent l’expression biologique stable mais néanmoins modifiable et adaptable, selon certaines lois qui commencent à être éclaircies, de nos comportements individuels et de notre évolution, à la fois au sein de notre espèce et de nos sociétés humaines, riches de leurs foisonnantes et irremplaçables diversités.
René TRÉGOUËT
Sénateur honoraire
Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat