Afin de créer une véritable dynamique de fonctionnement, faire jouer les synergies et tirer pleinement parti de leur engagement commun en faveur de la recherche partenariale et de l’innovation des entreprises, les Carnot sont membres (au travers de leurs établissements de tutelle) de l’Association des instituts Carnot (AiCarnot). L’AiCarnot fédère l’ensemble des Carnot et a en charge l’animation et la structuration du réseau.
Interview croisée deJean-Denis Muller, Directeur Général de l’AiCarnot, etAmaury Martin, Vice-Président de l’AiCarnot et Directeur du Carnot Curie Cancer
Les labellisations des instituts Carnot sont renouvelées en moyenne tous les 5 ans depuis leur création en 2006. En 2020, au début de la période Carnot 4, ils étaient au nombre de 37, plus 2 nouveaux entrants avec une période probatoire de 18 mois. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Quand aura lieu le prochain appel à candidatures ?
Jean-Denis Muller
Les Carnot sont aujourd’hui au nombre de 39, répartis sur l’ensemble du territoire français et couvrant une très large gamme de thématiques et de marchés. Ce réseau exceptionnel de 30 000 professionnels est interconnecté via une structure légère et réactive, l’Association des instituts Carnot. L’AiCarnot met en œuvre la stratégie élaborée collectivement par ses membres ; elle a en particulier un rôle très important d’animation afin de favoriser et accélérer le partage des bonnes pratiques en matière de recherche partenariale. Les résultats sont spectaculaires, puisque le volume d’activité des Carnot avec les entreprises a triplé depuis le lancement du dispositif, représentant aujourd’hui 55 % de la recherche partenariale public-privé, et a même été multiplié par 8 avec les PME et ETI.
Tout récemment, le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche nous a annoncé la prolongation d’une année supplémentaire du dispositif Carnot 4, avec un appel à candidatures reporté à 2025 et une labellisation Carnot 5 effective au 1er janvier 2026. Chaque institut Carnot actuel va signer avec l’Agence Nationale de la Recherche un avenant de prolongation de sa labellisation pour l’année 2025, lui permettant de continuer à assurer sa mission au service de l’innovation des entreprises.
Tout au long de la période Carnot 4, nous avons poursuivi notre croissance. Le volume d’activité contractuelle total des 39 instituts Carnot est actuellement de 600 millions d’euros par an. Nous parlons de 10 000 contrats de recherche et développement bilatéraux laboratoire-entreprise audités et validés chaque année par l’ANR, qui gère le dispositif pour l’État.
Ce chiffre d’affaires était de 460 M€ en 2018, c’est une croissance notable.
J-D M. Effectivement, et nous avons pour ambition de poursuivre notre progression, notamment avec certains acteurs comme les ETI, les PME et les start-up, en direction desquels nous développons des actions particulières, adaptées à leurs spécificités respectives. C’est l’ADN du Réseau des Carnot : proposer aux entreprises, de façon adaptée à leurs besoins, toute la gamme des modalités de partenariat, avec une prédilection pour les relations contractuelles bilatérales qui sont le marqueur d’un haut niveau de confiance entre l’entreprise et le laboratoire. Si l’on additionne l’ensemble des sources de revenus des Carnot pour leurs activités avec les entreprises, incluant les projets collaboratifs nationaux et européens, on arrive à un total proche de 1,3 milliards d’euros. Ce montant s’ajoute à la dotation de l’État à la recherche amont, qui n’est que très exceptionnellement financée par les entreprises.
Vouspouvez répondre à toutes les demandes ?
J.D. M. : Les instituts Carnot s’engagent à répondre à toutes les demandes en provenance des entreprises. Notre charte prévoit, et c’est toute la force du réseau, qu’une demande à laquelle un institut Carnot ne pourrait pas répondre avec suffisamment de réactivité du fait de la charge de ses équipes doit être redirigée vers un autre membre du réseau. Mieux, en 2022, nous avons expérimenté et lancé un dispositif d’identification accélérée des équipes pouvant répondre à une demande, qui est vivement apprécié des entreprises. Désormais, la recherche des équipes labellisées Carnot capables de déployer leur expertise sur un sujet particulier prend si peu de temps que c’est désormais le temps de réponse de l’entreprise qui définit le chemin critique. Nous innovons sur notre propre activité, c’est la moindre des choses !
En quoi une équipe de recherche labellisée Carnot est-elle différente ?
Amaury Martin : Le mécanisme Carnot garantit aux entreprises qui veulent travailler avec la recherche académique française qualité et disponibilité. Nous répondons aux sollicitations dans des configurations très variables. Les industriels peuvent interroger un Carnot pour qu’il apporte une solution à une difficulté qu’ils rencontrent. Ou bien parce qu’ils souhaitent améliorer un produit ou approfondir une question ancillaire. Au sein des Carnot, nous nous devons d’avoir la capacité de répondre à ce large spectre de demandes.
Le mécanisme des Carnot est très simple. Un institut Carnot labélisé ne reçoit pas de subvention garantie d’avance. C’est sa performance qui va déterminer le niveau de soutien de l’État avec une remise en jeu régulière du label avec des entrants et des sortants. Cela pousse à l’excellence et à s’aligner sur les pratiques de l’industrie (marketing de l’offre, compétences commerciales…) !
Il y avait six Carnot Santé, soit le quart des Carnot, il y a 5 ans. Ils sont huit aujourd’hui…
Jean-Denis Muller : Le volume d’affaires sur la Santé se fait non seulement par l’intermédiaire des huit actuels Carnot Santé, mais aussi par d’autres Carnot développant des technologies avancées pour la santé (capteurs et dispositifs de mesure, modélisation numérique, robotique, intelligence artificielle…).
Amaury Martin : Le label Carnot est attribué à des instituts préexistants, tels que Curie ou Pasteur. Dans d’autre cas, à des réseaux qui vont agréger plusieurs équipes de recherche afin de proposer des solutions concertées à des entreprises dans une démarche professionnelle (CALYM sur le lymphome par exemple) Sur les 39 Carnot, il y en a 8 qui sont réellement Santé-Pharma (médicaments), certains très généralistes, comme l’AP-HP ou, d’autres plus spécialisés. Nous en comptons plusieurs en cancérologie : Curie, Calym sur les lymphomes, Opale sur les leucémies. L’Institut du Cerveau (ex-ICM-Institut du Cerveau et de la Moelle épinière) sur les maladies neuro-dégénératives. Imagine, sur les maladies rares et génétiques, tremplin Carnot à l’origine. Pasteur est en partie sur les maladies infectieuses, mais pas uniquement, Voir et Entendre s’intéresse à la vision et à l’audition.
15 autres ont des activités sur la santé, mais sont plutôt des « techno providers » de dispositifs médicaux, de solutions techniques pour le traitement de la donnée en santé, comme l’Inria (IA), ou le diagnostic, comme l’IPGG, spécialisé sur la microfluidique, dont les équipes peuvent apporter des solutions aux industriels avec des besoins d’organs-on-chip ou de lab-on-chip utilisés sur des maladies neuro-dégénératives, sur des cancers.. Tous les Carnot du CEA proposent des solutions technologiques pour la santé, tout comme le Carnot MINES.
Est-ce le secteur le plus représentatif ?
A.M. : Si l’on considère les 22 Carnot que je citais précédemment sur un total de 39 Carnot, c’est effectivement un secteur majoritaire. Au-delà des chiffres et des classements, cela illustre que la santé est un sujet central, à l’interface de beaucoup d’enjeux et au croisement des intérêts de plusieurs filières industrielles. Pour autant, en termes de volumes financiers, les Carnot historiques qui font de l’ingénierie représentent davantage de contrats que les Carnot Santé en biotech ou en pharma. Les données compilées de contrats de recherche partenariale signés en santé représentent 146 M€, ce qui est relativement peu au regard des 600 M€. Il y a une marge de progression et d’attractivité auprès de grands groupes pharma, pour la plupart internationaux, qui ne décident pas ce type de contrats au niveau de leur filiale France. Les biotech sont des partenaires clefs, mais avec des moyens financiers limités.
Il y a eu un conflitau démarrage avec l’AFSSI, les CRO et CDMO qui étaient en rébellion contre le fait que des organismes de recherche publics, les Instituts Carnot Santé en l’occurrence, aient un statut dérogatoire particulier qu’ils jugeaient concurrentiels (sur le CIR notamment) ?
A.M.En effet, il y a eu des discussions avec l’AFSSI qui résultaient de la relation reposant sur une mauvaise compréhension des prérogatives de chacun. Les tensions sont retombées avec la fin du doublement du CIR (Crédit d’Impôt Recherche) quand une entreprise contractualise avec un académique.
Mais si l’on dépasse ces questions financières les Carnot font-ils la même chose que les CRO ? Absolument pas ! Un Carnot, ce sont d’abord des équipes de recherche qui ne font pas de la prestation, contrairement à ce que pensent certains. Si une entreprise vient nous voir, c’est parce que l’on va développer un projet de recherche avec une collaboration, du partage de propriété intellectuelle, une question scientifique à laquelle répondre…
À l’Institut Curie, vous avez des chercheurs de très haut niveau comme Raphaël Rodriguez, qui a reçu la médaille d’argent du CNRS. Deux PERP viennent de vous être attribués (sur les organoïdes et les single cells). Bénéficier de programmes et d’équipements de recherche d’un haut niveau qui n’existent nulle part ailleurs est un plus évident pour travailler avec des entreprises. Vous collaborez également en partenariat avec le CNRS et l’Inserm.
A.M. L’Institut Curie compte effectivement des chercheuses et des chercheurs CNRS ou Inserm brillants et a été lauréat de plusieurs appels à projets majeurs. Et c’est justement pour cela qu’il a été labélisé Carnot ! Il faut démontrer la capacité d’avoir une recherche fondamentale d’excellence avec des chercheurs de pointe si l’on veut convaincre le jury que pilote l’ANR.
Après, comment transformer cette « matière grise » pour en faire une offre aux entreprises ? C’est tout l’enjeu et la question se pose à l’identique dans tous les secteurs. Le financement Carnot nous aide à compléter les résultats initiaux, qui sont loin de pouvoir intéresser à eux seuls un industriel. Si l’on veut intéresser un industriel ou un investisseur, nous devons, par exemple, comparer nos résultats à la meilleure molécule du marché. Ce n’est pas vraiment de la recherche, mais c’est essentiel pour être convaincant.
C’est l’argent dévolu aux Instituts Carnot qui va vous permettre de réaliser ce travail de maturation ?
A.M. Le fait d’être dans un Institut Carnot donne en effet la possibilité de financer ce type de travaux, les montants dépendant du fonctionnement choisi par chaque Carnot.
Jean-Denis Muller, quelle est votre domaine d’application ?
J.-D. M. Si je suis aujourd’hui le directeur général de l’AiCarnot, la structure fédérative que j’ai présentée au début de notre entretien, j’ai un long parcours de chercheur en intelligence artificielle, un sujet qui me passionne depuis la fin des années 1980. Au cours de ma carrière, j’ai fait partie de deux Carnot différents : le Carnot CEA LIST, que j’ai rejoint en 2005 pour y créer une équipe spécialisée dans les technologies d’intelligence artificielle pour l’analyse de grandes masses de données, puis le Carnot ONERA-Ingénierie des Systèmes Aérospatiaux, où j’ai dirigé pendant plusieurs années un département composé de six équipes de recherche réparties sur deux sites à Paris-Saclay et Toulouse et expertes dans les domaines de la vision embarquée, de l’ingénierie des logiciels et des systèmes critiques, et enfin de la modélisation mathématique et de la simulation numérique. Dans les deux cas, mes équipes ont développé des relations partenariales fortes avec de nombreux industriels, de la PME au grand groupe, avec de surcroît le lancement et l’accompagnement technologique de plusieurs start-up. J’ai ensuite rejoint l’industrie, où j’ai notamment été directeur de l’innovation d’une entreprise de 9 000 personnes, filiale d’un grand groupe leader mondial.
Il faut noter que dans de nombreux domaines, dont l’intelligence artificielle, la recherche académique française est reconnue comme étant au meilleur niveau international. Par exemple, les GAFAM connaissent parfaitement le très haut niveau de nos chercheurs en IA, ce sont d’ailleurs souvent des Français qui dirigent leurs équipes de recherche : tout le monde a entendu parler de Yann Le Cun, prix Turing 2018, mais il y en a beaucoup d’autres. Malheureusement, cette excellence est encore trop peu connue des médias, de nos entreprises et du grand public. Nous nous donnons pour mission de convaincre les industriels français de mieux exploiter cette ressource inestimable présente sur le territoire national. Dans de nombreux domaines, maîtriser les technologies permet de prendre des positions stratégiques solides. Une entreprise, quel que soit son niveau technologique initial, a, via le Réseau des Carnot, un accès direct aux technologies les plus avancées.
LeProgramme Gobal Care, avait été mis en place avec les États-Unis. Un grand meeting avait eu lieu avec toutes sortes d’industriels de la santé début 2016 pour leur présenter la recherche des Carnot.
A.M.Oui, c’était à Boston en 2016. Global Care ou FindMed, c’est l’exemple de programmes qui unissent des Carnot. Ils n’existent plus dans leur forme originale. Désormais, nous mettons en avant le réseau des Instituts Carnot pour la santé, cela fait partie de la feuille de route pour laquelle nous avons été élus. Nous essayons de favoriser cette approche sectorielle, en cohérence avec la stratégie de Pôles Universitaires d’Innovation (PUI) .
Dans le domaine de l’IA, les Biopharmas ne croient pas encore vraiment dans l’IA en matière de R&D ?
A.M. Au contraire, nous constatons une incroyable dynamique ! Certains n’ont peut-être pas encore mesuré l’ampleur des transformations en jeu, en matière d’organisation, mais je crois qu’ils sont très peu maintenant. Dans le domaine de l’IA, il y a un dialogue nourri des Carnot en Santé avec des entreprises pharmaceutiques. Nous générerons beaucoup de données, comment allons-nous les exploiter ? Nous y avons déjà réfléchi. Les Biopharmas peuvent venir nous trouver, soit pour accéder à des données multimodales, longitudinales, soit pour savoir comment les exploiter. Nous avons besoin de l‘IA pour les faire parler. Nombreuses sont les pharmas qui ont des programmes de drug screening, il faut mieux modéliser les interactions en termes d’effets secondaires, les interactions drogues-protéines. L’IA permet de gagner un temps précieux. Aujourd’hui, le design des essais cliniques est en plein boum. Selon la manière dont le protocole est designé, pour une même molécule, les résultats seront modifiés du tout au tout. Les essais sont menés de plus en plus avec des bras de contrôle synthétique. Il y a maintenant des gens qui reçoivent la partie de données générées synthétiquement et cela prouve que ça marche très bien. D’ailleurs, la FDA vient d’autoriser des essais cliniques en utilisant des bras de contrôle synthétiques. Que les biopharmas aient du mal à intégrer ça dans leur propre process de développement, c’est possible ! Cela change beaucoup de choses, ce ne sont plus les mêmes expertises ni les mêmes rythmes de développement. Avoir des Carnot Santé c’est très précieux pour les entreprises : elles peuvent se tourner vers eux pour avoir des solutions auxquels elles n’auraient pas pensé.
À l’heure où les agriculteurs font beaucoup parler d’eux, vous avez aussi des Carnot sur l’agro-environnement comme Agrifood Transition. Quelle est sa particularité ?
Jean-Denis Muller : AgriFood Transition est effectivement l’un des Carnot actifs dans ce secteur. Il y a en tout 6 Carnot Agri-Agro-Aqua, 5 dans lequel l’INRAE joue un rôle prépondérant (3BCAR, Eau & Environnement, France Futur Élevage, Plant2Pro et Qualiment), et AgriFood Transition, qui est un consortium de laboratoires, basé essentiellement dans l’ouest de la France (Bretagne, Pays de la Loire). C’est un très bon exemple de Carnot multi-tutelles.
L’alimentation fait partie des moyens pour prévenir les problèmes de santé à terme ?
Amaury Martin : C’est sûrement un défi que l’on a au sein des Carnot, d’aller dans une dynamique One Health. Dans une métaphore « olympique », je dirais que nous avons tellement de choses à faire dans nos « lignes de nage » qu’il nous est parfois difficile d’aller dans celles des Carnot environnement. Mais nous y travaillons.
J-D. M. : Dans ce secteur de l’alimentation et de la santé comme dans beaucoup d’autres, le secret de la réussite réside dans la capacité à collaborer. Il y a une dynamique de croisement entre les secteurs qui est nécessaire pour élaborer des solutions à des problèmes très complexes (1). Les Carnot travaillent en consortium afin de dépasser les limites de chaque équipe et de chaque filière. Cela nécessite de toujours plus se parler : le processus est à l’œuvre chez nous depuis 17 ans. Le Réseau des Carnot est le seul dispositif qui permet une telle hybridation des compétences et une telle proximité entre chercheurs de disciplines différentes. Les directeurs de Carnot, que nous réunissons plusieurs fois par an comme l’ensemble des autres communautés (les chargés d’affaires, les communicants…), se connaissent tous personnellement, et nos chercheurs travaillent de plus en plus sur des projets transdisciplinaires inter-Carnot pour préparer l’avenir.
Quels sont les enjeux aujourd’hui ?
Amaury Martin: Notre enjeu principal est d’arriver à convaincre les entreprises de s’engager sur le chemin de la recherche partenariale.
Il faut que nous réussissions à les persuader que si elles souhaitent gagner des parts de marché, la recherche est la clef. Le produit qui fera la différence, il faut qu’elles viennent le chercher dans les Carnot. Il n’y a pas de science-fiction, les innovations sont sur les étagères de chercheurs.
C’est un mal français : les entreprises ont peu confiance dans la recherche académique.
Et pourtant il en va de la position de la France. Si nos entreprises sont incapables de faire ce que font les concurrents internationaux : à savoir travailler avec les universités, les académiques, c’est perdu pour elles !
Le transfert de technologie, il faut l’accélérer ?
Oui et c’est l’autre enjeu d’un Carnot. Nous aidons nos équipes à prendre conscience que travailler avec des entreprises est positif et que cela peut donner un nouveau souffle au financement de la recherche. C’est la pertinence du modèle de Boston où il y a une porosité entre les entreprises et les équipes universitaires de recherche, avec des allers-retours très fréquents, une confiance, un respect mutuel.