Dépollution

Édito

Les eaux usées: une richesse inexploitée !

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Edito du Sénateur René Trégouët, en partenariat avec RT Flash


La consommation mondiale d’eau, tous usages confondus, a triplé depuis 1960 et au rythme de croissance actuel, la consommation mondiale d’eau devrait encore augmenter de 50 % d’ici 2030 et atteindre 67 milliards de m3 par an d’ici 2020 (soit plus de 6,7 km3 d’eau). A l’occasion de la Journée mondiale de l’eau, le 22 mars dernier, l’Unesco – l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture –, a publié un rapport entièrement consacré aux eaux usées – c’est-à-dire l’eau dont la pureté et la qualité ont été altérées par les activités humaines.

Aujourd’hui, les eaux souillées sont à 80 % rejetées dans l’environnement sans traitement ; à 92 % en moyenne dans les pays à faible revenu et à 30 % dans les plus prospères. En outre, les eaux usées ne sont quasiment pas ré-exploitées. Sur les 16,5 milliards de mètres cubes collectés et traités par an dans le monde, seuls 2 % font l’objet d’une réutilisation…Cette absence de recyclage organisé de l’eau réduit non seulement les ressources d’eau potentiellement disponibles pour l’agriculture et l’alimentation mais amplifie également de manière considérable les effets néfastes pour l’homme et la nature des différentes pollutions charriées par les rivières et les fleuves.

L’ONU souligne cependant, et il faut s’en réjouir, une indéniable amélioration depuis 25 ans dans le domaine vital d’un accès pour tous à une eau de qualité. Il faut en effet rappeler que l’objectif du Millénaire pour le développement (OMD) concernant l’eau a été atteint en 2010. On estime aujourd’hui que 91 % de la population mondiale (environ 6,6 milliards de personnes) utilise un point d’eau amélioré, contre 76 % en 1990.

Mais en dépit de ces progrès incontestables, la question lancinante de l’accès à l’eau potable reste centrale et 2,4 milliards de personnes dans le monde n’ont toujours accès à aucun équipement correct. Dans les pays en voie de développement, l’ONU estime que la consommation d’une eau polluée continue à entraîner 842 000 morts chaque année, dont 361 000 enfants de moins de cinq ans, qui auraient pu être sauvés s’ils avaient bénéficié d’installations correctes, ne serait-ce que pour se laver les mains. L’étude de l’ONU précise qu’un enfant sur quatre dans le monde vivra d’ici 2040 dans des régions où les ressources en eau seront rares et que, d’ici 20 ans, près de 600 millions d’enfants vivront dans des zones où les ressources en eau potable seront très limitées, en raison de l’accroissement de la population et d’une demande en eau plus importante conjuguée aux effets du réchauffement climatique.

Ces travaux de l’ONU montrent que, face à l’accroissement de la population mondiale et des besoins de toute nature en eau, il ne sera pas possible d’assurer à tous un accès à une eau de qualité et de répondre aux différents besoins en eau de l’agriculture et de l’économie sans mettre en place le recyclage et la valorisation systématique des eaux usées. Cela ne nécessite pas forcement des installations de haute technologie en utilisant intelligemment les extraordinaires capacités d’épuration et de régénération de la nature.

Les eaux usées sont une véritable mine de matériaux, de minéraux et d’énergie. Encore faut-il en prendre conscience et construire de nouveaux modèles économiques. La récupération d’azote et la production de biogaz à partir de boues d’épuration pourraient faire baisser la facture de l’assainissement et créer des emplois. Mais si les auteurs veulent attirer l’attention sur la réutilisation de l’eau, c’est avant tout parce que ce changement d’état d’esprit pourrait atténuer le manque qui se fait de plus en plus sentir. Le Forum économique mondial a estimé en 2015 que la crise de l’eau constitue « le risque le plus préoccupant de la planète, pour les personnes et les économies, pour les dix prochaines années ». Les deux tiers de la population mondiale connaissent des pénuries pendant au moins un mois par an, surtout en Inde et en Chine.

Les techniques de traitement disponibles permettent également de récupérer des nutriments (phosphore, nitrates…) dans les eaux d’égouts ou les boues d’épuration. « On estime que 22 % de la demande mondiale en phosphore pourraient être satisfaits grâce au traitement des urines et des excréments humains », souligne le rapport de l’ONU. La Suisse impose d’ailleurs déjà la récupération du phosphore. Les substances organiques des eaux usées peuvent aussi, par fermentation, produire du biogaz. Au Japon, le gouvernement s’est ainsi donné comme objectif la récupération de 30 % d’énergie à partir des eaux usées d’ici à 2020.

Il faut souligner que les eaux usées constituent une source importante et encore largement sous-exploitée d’énergie et de biocarburant. A partir de 43.000 tonnes de boues d’épuration, la ville d’Osaka produit par exemple chaque année 6.500 tonnes de biocarburant. Il est également techniquement possible de récupérer une partie de la chaleur stockée dans ces eaux usées pour chauffer bâtiments publics et logements.

En début d’année, Enerlis a annoncé avoir conclu un partenariat avec l’entreprise hongroise Thermowatt pour proposer à ses clients une technologie de valorisation des eaux usées. Le dispositif permet de valoriser les calories des eaux usées pour le chauffage et le refroidissement des bâtiments. Le principe s’appuie sur un échangeur qui transfère les calories vers une pompe à chaleur, raccordée aux circuits de chauffage, refroidissement et eau chaude sanitaire du bâtiment. Les économies d’énergie obtenues par ce procédé simple sont considérables, de l’ordre de 25 % du budget énergie global annuel et le retour sur investissement d’une installation de ce type se fait en moins de 7 ans.

Plusieurs grandes métropoles, comme Bruxelles ou Vancouver, se sont déjà dotées de systèmes de récupération de chaleur à partir des égouts et à Paris, depuis octobre 2016, la récupération de la chaleur contenue dans l’eau des égouts permet d’assurer environ la moitié des besoins en chauffage de la piscine Aspirant-Dunand qui accueille plus de 130 000 personnes par an et, à terme, l’ensemble des piscines parisiennes devraient bénéficier de ce procédé, ce qui permettra de très importantes économies d’énergie.

Mais les eaux usées peuvent également être tout simplement récupérées et réutilisées pour de multiples usages, à commencer par l’usage agricole, ce qui constitue un enjeu majeur dans de nombreuses régions du monde, comme les rives sud et est de la Méditerranée, où l’on estime qu’au moins 250 millions de personnes ont des difficultés d’accès à l’eau… En Europe, bien que la situation en matière d’accès à une eau utilisable soit moins tendue, la moyenne de réutilisation des eaux usées reste très faible – de l’ordre de 2 % -, à l’exception notable de l’Espagne qui réemploie plus de 10 % de ses eaux usées. Heureusement, les choses avancent et face aux problèmes de stress hydrique qui s’accentuent dans de nombreuses régions du monde sous le double effet de la pression démographique et du changement climatique, la réutilisation au stade industriel des eaux usées est en plein essor et le marché du traitement des eaux industrielles devrait doubler d’ici 2025, selon l’ONU. Au niveau agricole, cette pratique est plus développée, même si elle reste souvent informelle et elle concerne déjà plus de 10 % de l’ensemble des terres irriguées de la planète.

En Amérique latine, le traitement des eaux usées a déjà doublé au cours des trente dernières années, ce qui permet aux grandes métropoles de ce continent de récupérer en moyenne un quart des eaux collectées dans les réseaux urbains d’égout. Mais c’est Israël qui, pour des raisons évidentes liées à son cadre géoclimatique, est le pays le plus avancé au monde dans ce domaine du retraitement des eaux, avec la moitié des terres cultivées irriguées avec des eaux recyclées et 85 % des eaux rejetées qui sont réutilisées.

La cité-état de Singapour, en Asie du Sud-Est, est également pionnière, au niveau mondial dans le recyclage des eaux usées. Cette mégapole en plein essor économique a baptisé du nom de «  NEWater » les eaux déjà utilisées mais ramenées à une «  qualité potable » par une série de traitements appropriés. Singapour couvre déjà plus du tiers de ses besoins en eau grâce à ce recyclage et vise l’objectif ambitieux des 80 % d’ici 2060.

Non loin de Singapour, le géant chinois est également confronté au défi titanesque que représente l’accès à une eau de qualité et le recyclage à grande échelle des eaux usées et polluées. La Chine a récemment mis en service sa première installation de traitement des eaux usées utilisant des faisceaux d’électrons. Cette technique de pointe, qui ne nécessite aucun traitement chimique, permet en effet de traiter une grande variété de molécules chimiques complexes présentes dans les eaux très polluées de certains sites industriels chinois. Ces molécules, une fois « cassées » et dégradées par ces faisceaux hautement énergétiques, peuvent facilement être digérées par des bactéries spécialement sélectionnées à cet effet. La centrale à faisceaux d’électrons située dans la ville de Jinhua, dans la région de Shanghai, traite ainsi chaque jour 1 500 mètres cubes d’eaux usées par cette méthode d’avenir.

Pour retraiter et dépolluer les eaux usées, on peut également faire appel à des techniques biologiques d’une efficacité remarquable. C’est par exemple le cas de l’usine SCA Tissue France de Kunheim (Haut-Rhin) qui s’est dotée depuis deux ans d’une station de traitement biologique qui complète l’action du traitement physico-chimique déjà existant. Ce système repose sur quatre lagunes dans lesquelles ont été plantés 45 000 roseaux représentant une superficie de 7 500 m2. En passant dans ces lagunes, l’eau est naturellement filtrée, en traversant des couches successives de graviers et de sable, grâce à l’action des bactéries fixées sur les racines des roseaux qui digèrent avec une grande efficacité les matières organiques contenues dans l’eau. Ce procédé connu de longue date mais encore peu utilisé au stade industriel permet, pour un coût modeste, d’améliorer sensiblement la qualité des 3000 m3 d’eaux qui sont rejetées chaque jour dans le Rhin par cette installation industrielle.

Mais face à la double pression croissante sur les ressources en eau potable que représentent l’augmentation attendue de la population mondiale et le réchauffement climatique (qui risque de faire baisser d’un quart le niveau moyen des nappes phréatiques d’ici 2050), le retraitement et le recyclage à grande échelle des eaux usées ne suffiront pas et une autre solution innovante, mais complexe à mettre en œuvre, devra être généralisée, celle de la recharge artificielle d’aquifères.

Cette technique consiste à réinjecter, après une série de traitements appropriés, les eaux usées dans le sous-sol, soit après décantation dans des bassins, soit directement par des puits, en cas d’évaporation intense. Cette méthode présente un avantage décisif, celui de permettre le stockage dans le sous-sol d’une grande quantité d’eau qui échappe ainsi à l’évaporation de surface et peut être réutilisée de manière différée pour des usages agricoles mais également domestiques.

En France, cette pratique est autorisée par l’État dans des conditions très strictes et sous réserve que l’eau renvoyée en sous-sol présente des garanties de propreté et de pureté au moins aussi grandes que celles contenues dans les nappes-cibles. Des expérimentations récentes ont confirmé l’intérêt de cette approche et montré que la végétation et le sous-sol constituaient d’excellents filtres naturels capables de dégrader et d’éliminer de nombreuses substances chimiques mais également des agents biologiques tels que des bactéries ou virus.

La recharge artificielle d’aquifères est une voie très prometteuse mais avant d’être généralisée, de nombreuses recherches restent à faire pour mieux évaluer les traitements et temps de filtration nécessaires pour renvoyer dans le sous-sol une eau d’une qualité biochimique irréprochable. Le programme de recherche européen Frame, lancé dans ce domaine en 2015, devrait permettre d’envisager une généralisation de cette méthode d’ici 5 à 10 ans, ce qui modifierait de manière profonde la gestion économique et politique du cycle de l’eau.

Même si l’origine de l’eau sur Terre fait toujours l’objet de vifs débats au sein de la communauté scientifique, on sait depuis quelques années que, contrairement à l’hypothèse qui a longtemps prévalu, l’eau n’est pas apparue sur Terre il y a 3,3 milliards d’années, mais il y a 4,4 milliards d’années, c’est-à-dire moins de 200 millions d’années après la formation de la Terre. Nous devons nous rappeler que la vie foisonnante que nous connaissons sur Terre n’aurait jamais pu apparaître, ni se développer et se complexifier jusqu’à l’homme, sans la présence importante d’eau sous forme liquide. Comme les plantes et les animaux, nous sommes constitués à 65 % d’’eau. L’eau et la vie sont consubstantielles et pourtant, l’Humanité risque d’ici la fin de ce siècle, si elle ne modifie pas complètement son rapport à l’eau, de subir des pénuries d’eau croissantes et dévastatrices.

Face à cette menace, l’Homme doit apprendre non seulement à réduire dans tous les domaines ses immenses besoins en eau mais il doit également, pour que notre planète reste vivable, concevoir, gérer et consommer l’eau comme une ressource réutilisable et valorisable à l’infini.

René TRÉGOUËT

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat