IndustriePharmacologie
Interview
Les transactions de fusions-acquisitions sont de retour en 2024 dans les sciences de la vie
EY a publié le 16 janvier la 12ème édition de son étude annuelle réalisée à l’échelle mondiale sur les transactions de fusions-acquisitions (M&A, Mergers&Acquisitions) dans le domaine des Sciences de la vie (biopharmas, biotechs et medtechs). 12ème édition de l’étude Firepower | EY – France . L’étude « EY Firepower 2024 ». L’indice Firepower (« Puissance de feu ») a été créé par EY « pour mesurer la capacité des entreprises du secteur à financer des acquisitions et établir des partenariats en fonction de leur capitalisation boursière et de la solidité de leur bilan ».
Interview de Virginie Lefebvre-Dutilleul, avocate, en charge du secteur Life Sciences and Health pour EY en France
Les transactions de Life Sciences sont de retour (+34% en décembre 2023 par rapport à 2022, soit 191 Milliards$) et vous prévoyez qu’elles augmenteront encore dans les années à venir. Vous constatez une légère diminution des deals (118 en 2023 contre 123 en 2022) et, en revanche, plus de gros deals réalisés par des big pharmas, soit 69 % des investissements contre 38% en 2022. Ce qui explique probablement cette diminution du nombre de transactions.
Tout à fait. Notre étude annuelle mondiale, publiée depuis une dizaine d’années, porte sur les grosses opérations de M&A, supérieures à 100 millions de dollars, sur la base des données publiques (qu’elles soient réalisées par des sociétés cotées ou non cotées). Cette année a vu le retour des grandes entreprises Biopharma sur le secteur du M&A. Ce qui explique la différence. En valeur ou de taille des deals ça augmente, en termes de nombre de deals, ça diminue. Les Big pharmas sont motrices sur ce secteur. Elles ont moins investi sur les deux années qui ont suivi le COVID. On voit qu’elles sont de retour. Il y a plusieurs explications…
Beaucoup de brevets arrivent à expiration ce qui les oblige à aller d’autant plus vers l’innovation. Elles cherchent à établir des fusions-acquisitions et partenariats, dans deux domaines spécifiques Gene IA et les médicaments de thérapie innovantes comme les inhibiteurs de points de contrôle, écrivez-vous.
Il y a plusieurs questions, d’abord celle des aires thérapeutiques très demandées. C’est avant tout l’oncologie, ce qui n’a rien de surprenant. Ensuite, l’immunologie et les maladies rares en général (donc dans des aires thérapeutiques différentes). Ces aires sont très compétitives, ce qui explique que le rebond reste encore limité. Effectivement alors que les grandes entreprises bio-pharma n’ont pas beaucoup investi en M&A ces deux dernières années, elles s’y remettent mais sans atteindre les niveaux antérieurs records de 2019 notamment, alors que pourtant c’est un secteur qui se porte bien dans l’ensemble (ça dépend des sociétés, certaines sont plus challengées que d’autres). Pourquoi donc n’investissent-elles pas plus puisqu’elles en ont les ressources ? Au-delà de la compétition sur les aires thérapeutiques les plus demandées, il y a les incertitudes réglementaire, et notamment l’«Inflation Réduction Act »( IRA ), une loi américaine très multiforme qui soumet à une négociation de prix centralisée pour les produits qui coûtent le plus cher pour les systèmes du medicare et du medicaid. Ce qui n’est pas nouveau pour nous, Européens : en France les prix sont négociés avec le CEPS (Comité Economique des Produits de Santé) et cette dimension Market Access est désormais bien intégrée dans les stratégies de mise sur le marché ; en revanche cette négociation était jusqu’à présent décentralisée aux US et menée auprès de chaque PBM (Pharmacy Benefit Managers). Désormais la négociation est centralisée pour certains médicaments avec un impact important attendu.
A ce jour, les orphan drugs (pour les maladies orphelines) sont en dehors du champ d’application de l’IRA, ce qui peut expliquer ce regain d’intérêt. Autre explication bien sûr : Ce sont aussi des maladies dont les besoins ne sont pas couverts. Quand les résultats sont positifs sur ces molécules, on peut les mettre plus vite sur le marché. Compte-tenu de la balance risque-bénéfice, étant donné que ce sont des maladies invalidantes ou mortelles, les autorités lorsqu’on passe un certain cap autorisent à mettre des produits sur le marché avec des voies accélérées, voir encore de manière conditionnelle alors que les entreprises n’ont pas encore fourni toutes les données normalement exigées pour d’autres molécules. L’entreprise va ensuite continuer à produire les données puis convertir son AMM (Autorisation de mise sur le marché) conditionnelle en AMM standard… L’autre aire thérapeutique, c’est celle qui concerne l’oncologie, où les besoins sont très importants et où l’on voit qu’il y a beaucoup d’investissements.
Après il y a des technologies (anticorps, inhibiteurs de check-points (points de contrôle immunitaires) pour lesquelles il y a un vrai engouement, nous en entendons parler depuis un certain nombre d’années. Il y a quelques laboratoires qui se sont positionnés bien en amont…Lors de la JP Morgan (NDLR la conférence annuelle d’investisseurs qui a lieu à New-York en janvier) au cours de laquelle l’étude Firepower EY est présentée chaque année, les participants parlaient tous des ADC (antibody-drug conjugate/conjugué anti-corps médicament), c’est devenu une technologie quasi-commune désormais.
L’IA permet de mieux cibler les populations qui vont répondre ou pas lors des essais cliniques. Peut-être est-ce la raison pour laquelle les big pharmas investissent sur le Gene IA ?
Les big Pharmas utilisent l’IA pour être plus efficaces dans la R&D ou sur leur back-office (fonctions support) essentiellement. A ce jour, elles ne pensent pas que ça va être un élément de rupture. L’IA vient en complément, permet de mieux faire ou de faire plus efficace, mais ne devrait pas remplacer ce qui existe. Alors que dans le secteur du diagnostic médical, si on établit un diagnostic d’imagerie par l’IA, les résultats sont au moins équivalents voire meilleurs, donc on pourrait envisager de remplacer le diagnostic humain.
Ce qui bloque en matière d’imagerie et de diagnostic médical, c’est qu’il faut accepter la responsabilité qui va avec. Au-delà du fait qu’il y a aujourd’hui des réglementations qui empêchent cette substitution, la responsabilité « médicale » devrait passer des médecins aux fabricants de dispositifs médicaux. Et je ne suis pas sûre qu’ils soient prêts à l’accepter. La réflexion n’est pas aboutie.
Qu’en est-il des biotech ? Votre étude note une baisse de leur valorisation ce qui les pousse à être acquises par des big Pharmas.
Post-Covid, de grandes entreprises biotech sont devenues acheteuses et sont entrées en concurrence avec les grandes Biopharmas. Même si c’est évident, il n’est pas inutile de rappeler qu’il y a différentes tailles de biotech, des petites, des moyennes, des grandes. Par exemple, Regeneron, (12 000 employés), est en train de devenir une Biopharma. Pour les biotech plus jeunes, de taille moins importante, qui avaient des portes de sortie très favorables en IPO, le marché s’est considérablement refermé l’année dernière au profit des grosses Biopharmas. Ce qui explique que le marché est revenu en mode « acheteur », un mode d’ailleurs plus en ligne avec ce qu’on connaissait avant le Covid. Les signaux montrent que cela devrait durer, les grandes biopharmas ont de fortes capacités financières, elles ont besoin de renforcer leur portefeuille puisqu’un grand nombre de leurs produits vont tomber dans le domaine public. C’est la deuxième « falaise des brevets » (pattern cliff) que je rencontre dans ma carrière. Dans les années 2000 c’était les blockbusters.
Logiquement cette acquisition de nouveaux produits suppose aussi de désinvestir sur ce qui n’est plus dans le core business (cœur de métier) ; ces désinvestissements devraient également continuer.
Votre étude pose la question de la sécurisation des acquisitions. Et énonce cinq stratégies : travailler sur le business-model, être en alerte sur des technologies disruptives, identifier les aires thérapeutiques, faire la balance entre partenariats et acquisitions, élaborer les bonnes stratégies d’exécution pour générer de la valeur grâce aux M&A etc….
Ce n’est pas difficile à comprendre. Les multiples restent très élevés, même si on est sur un marché acheteur, les coûts liés à ces acquisitions sont parfois sous-évalués, inversement les synergies sont souvent surévaluées. Pourtant une étude EY montre qu’une entreprise « acquisitive » (qui fait des acquisitions de façon systématique) fait un retour sur investissement pour ses actionnaires trois fois plus élevé qu’une entreprise qui n’en fait pas. Pour une entreprise qui fait de temps en temps des acquisitions, ce retour est 1,5 fois plus important. Être en mode M&A permanent reste plus rentable pour les actionnaires et donc pour les entreprises. C’est pour cette raison que nos big pharmas ont intégré, systématisé, et professionnalisé leur M&A et BD&L (Business Development & Licensing), s’entourent de conseils en amont, mais aussi en aval pour sécuriser les synergies. Ce n’est pas simple d’intégrer une activité, une autre équipe, une autre culture, ni de préparer des carve out (cession isolée d’une partie d’entreprise ou d’un actif), en particulier dans ce secteur hyper-réglementé. Il y a toujours des surprises qu’il faut anticiper au mieux. C’est plutôt aux entreprises de taille moyenne qui font des opérations de M&A de manière plus sporadique que s’adresse cette check-list. C’est au moment de la réalisation de la fusion-acquisition que commencent les opérations d’intégration ; cela se joue dans les 12 mois qui suivent et doit se préparer très en amont de l’opération, également côté vendeur : préparer les actifs afin qu’ils soient facilement intégrables, intégrer le plus rapidement possible (avec des modes d’intégration différents, pour laisser aussi la flexibilité nécessaire) tout en dégageant les synergies attendues, c’est aussi important que de faire le bon choix des aires thérapeutiques.
EY a fixé un indice Fire power (« puissance de feu ») de 1,37 trillions de dollars. Ce sont bien des trillions, un montant phénoménal. Qu’est-ce que cela représente?
Ce terme « trillion » n’existe pas en France. Ce sont des milliers de milliards de dollars. Et, en effet, cela représente des montants considérables. Cet indice prend également en compte la capacité d’emprunt, qui dépend aussi de la capitalisation boursière.
Malgré l’augmentation de ses acquisitions, en date du 10 décembre 2023, l’industrie détenait toujours une puissance de feu (capacité d’achat) presque record de 1,37 trillion de dollars américains. Alors que certaines entreprises ont vu leur capitalisation boursière diminuer au cours des 12 derniers mois, d’autres ont connu des augmentations importantes, reconstituant la puissance de feu collective de l’industrie.
La capitalisation boursière de Novo Nordisk, par exemple, a augmenté de 41 % par rapport à décembre 2022, et celle d’Eli Lilly a augmenté de 52% au cours de la même période, grâce aux positions de leader de ces entreprises sur le marché émergent de la lutte contre l’obésité. Le résultat net est que l’industrie détient plus de puissance de feu pour conclure des transactions qu’à tout autre moment dans l’histoire du rapport Firepower, depuis 2022.
Novo Nordisk a une capitalisation qui est plus importante que le PIB du Danemark ?
Et en effet, le groupe danois Novo Nordisk devient la première capitalisation boursière européenne atteignant environ 393,7 milliards d’euros, en septembre 2023. Sa capitalisation dépasse le PIB du Danemark qui est de 380,03 milliards d’euros pour l’ensemble du pays en 2023. (1)
Vous mentionnez dans l’étude que les écarts de croissance devraient doubler, passant de 60 en 2026 à 120 milliards$ en 2030. Pouvez-vous m’expliquer ce que cela signifie ?
Nous suivons un panel de 25 grandes entreprises biopharma et faisons des projections de leur croissance que nous comparons à la croissance anticipée du secteur. Pour ce panel d’entreprises, leur pourcentage de croissance sera moindre sur la base du portefeuille actuel : si elles ne complètent pas leur portefeuille elles croîtront moins rapidement si elles ne font rien en 2026 : ce manque à gagner par rapport à l’ensemble des entreprises de croissance pour ces entreprises est estimé à de 60 milliards $. Cela va encore doubler dans les années qui suivent.
Globalement, vous êtes plutôt optimiste pour le secteur ?
Oui, avec des nuances en fonction de chaque entreprise, certaines de ces Biopharmas sont challengées. Dans ce panel de 25 biopharmas, on voit de nouveaux entrants et parfois des entreprises qui en sortent. Dans l’ensemble c’est positif, c’est un secteur résilient on l’a vu pendant la COVID, qui travaille de façon efficace pour servir les patients dans un contexte mondial où l’on continue d’avoir des besoins grandissants. Certes, les enjeux sont complexes, notamment sur le pricing (fixation des prix) et les questions de market access (accès au marché). Est-ce qu’on va maintenir les mêmes niveaux de croissance sur des produits avec la même enveloppe budgétaire ? Ce challenge milite également pour une révision des portefeuilles. On cède les portefeuilles les plus matures à des entreprises qui ont plus de moyens pour les développer, et on fait le choix d’investir dans des secteurs plus innovants avec des challenges à terme. D’autres enjeux importants sont dans la chaîne d’approvisionnement. Et bien sûr dans une plus grande efficacité des essais cliniques qui devrait permettre d’accélérer la mise sur le marché de médicaments innovants. Par ailleurs, il y a des enjeux forts auxquels il faut répondre tels que la réorganisation des systèmes de santé. Le nôtre, en France, est bien mis en cause. Les entreprises de biopharmas font partie d’un écosystème et dépendent de l’écosystème dans lequel elles se développent. Un écosystème qui prend sa part de la résolution des problèmes.
Propos recueillis par Thérèse Bouveret
(1) Le PIB au Danemark a atteint 64.378 euros par habitant, soit 380,03 milliards d’Euro pour l’ensemble du pays. Le Danemark se situe donc actuellement à la 7e place des grandes économies.