Interview de France Hamber, Présidente de Fluigent
La société Fluigent est spécialisée dans le contrôle des fluides à l’échelle de la microfluidique, et vend des milliers de dispositifs de contrôles de débit dans le monde. Elle dévoile aujourd’hui OMI, une plateforme « qui émule la biologie grâce à des organes sur puce afin de prédire la réaction de l’organisme humain ».
Fluigent a dévoilé au CES (Consumer Electronic Show) de Las Vegas OMI, le plus petit laboratoire du monde qui est destiné au marché des sciences du vivant
France Hamber : Notre laboratoire de poche n’est pas encore commercialisé mais cela va venir très bientôt. C’est un petit modèle (15 x 8 cm) qui permet de simuler, de reproduire le fonctionnement d’organes humains.
Cela peut être très important pour des pharmas, ou des biotechs qui développent de nouveaux médicaments. Notre plateforme permet aux scientifiques de reproduire des organes humains via la culture de cellules dans des conditions proches de l’environnement physiologique. C’est ainsi que nous pouvons reproduire in vitro de l’in vivo. On cultive les organes vivants pour étudier leur fonctionnement et observer la façon dont ils réagissent à un médicament. Cela permet d’évaluer et de prédire la réponse humaine en fonction de l’objectif de l’étude : test de médicament, de toxicologie ou de thérapie in vitro.
Vous proposez différents types d’organes sur puces : poumon, peau, foie cerveau « pour la compréhension du vieillissement ». Vous émulez la biologie sur ces plaques?
Le système OMI contrôle l’environnement des cellules d’organe humain afin de les placer dans des conditions physiologiques, c’est ce qui permet de reproduire les modèles d’organes in vitro. Notre plateforme va permettre de faire circuler, de mettre en contact différents liquides avec les cellules de l’organe, pour, par exemple, les nourrir, puis les mettre en contact avec un médicament. La gestion précise des fluides, c’est notre expertise. Les circuits sont miniaturisés et compactés dans un système de contrôle utilisable avec différents types d’organes sur puce. Il y a beaucoup d’autres indications auxquelles nos applications peuvent servir.
Comment se présentent ces organes sur puces ?
La puce, c’est une petite carte, que l’on insère dans une case, dans une encoche, à l’arrière de la machine OMI (voir photo). Il y a différents types de cartes. On peut changer les modèles de puces en fonction de l’organe que l’on souhaite étudier.
Le laboratoire automatisé est-il vendu avec différentes cartes ? Fournissez-vous les puces toutes faites aux entreprises ou bien participez -vous avec des laboratoires de recherche à la mise au point de modèles spécifiques à leurs recherches ?
Cela dépend. Les deux sont possibles. Souvent, les laboratoires de recherche développent leurs propres cartes et ce qui les intéresse alors, c’est de connecter le système OMI avec leurs propres puces. Nous cherchons également à nous associer à des fabricants de puces, des prestataires qui proposent différents modèles (pour les neurones avec une certaine biométrie ou des puces de foie), sur le marché.
En tant que leader sur le marché de la microfluidique, pouvez-vous nous en donner une définition?
La microfluidique est à la fois la science qui étudie le comportement des fluides dans les microcanaux et une technologie qui permet la manipulation de petites quantités (10-6 à 10-12 litres) de fluides à l’aide de dispositifs contenant des chambres et des canaux dans lesquels les fluides s’écoulent ou sont confinés.
Nous sommes leader sur la gestion des fluides, telle est notre expertise. Nous fournissons l’équipement qui contrôle la circulation des fluides et une offre de logiciels afin de faire tourner ces équipements. Chaque puce, qui intègre les cellules, peut présenter des connectiques différentes. Nous avons développé notre plateforme de telle sorte qu’elle puisse se connecter sur tous les systèmes existants, sur les différentes puces du marché. Et donc OMI est compatible avec la plupart de puces.
Vous notez qu’elles sont compatibles aussi avec n’importe quel microscope.
En effet, la puce est là où se produit la réaction, là où il y a les cellules, et le microscope c’est ce qui va permettre de les voir. OMI a été développé pour analyser sous microscope des réactions qui ont lieu dans la puce. Fonctionnant sur batterie, et connecté par WiFi, OMI permet de contrôler l’expérience à distance via une application iOS/Android et s’adapte à tous les microscopes. Les données obtenues à l’issue des recherches sont automatiquement stockées dans le cloud.
Vous avez participé à des programmes de recherche européens en partenariat avec l’IPGG (Institut Pierre Gilles de Gennes). Est-ce cette collaboration qui vous a permis de développer OMI ?
Oui, en partie. Nous avons participé en effet avec l’IPGG (dont nous sommes issus) aux programmes H2020 : Holifab et MyoChip, qui nous ont permis d’avancer sur ces problématiques, et de faire progresser nos technologies. Les discussions avec nos clients, dont fait partie l’IPGG, nous permettent de comprendre leurs besoins. Grâce à ces échanges nous avons pu bâtir la plateforme. OMI résulte de toutes les problématiques qui ont été mises en lumière lors de ces programmes européens, et des interactions avec nos clients. C’est un véritable besoin de faciliter l’accès à ces technologies sur puce, extrêmement performantes. Elles représentent une révolution dans le développement de nouveaux médicaments, par exemple.
Un besoin d’autant plus pressant qu’à la suite des essais cliniques sur rongeurs, 80 % des médicaments ne sont pas efficaces chez l’homme, comme vous le signalez.Les laboratoires pharmaceutiques font-ils partie de vos clients ?
C’est quelque chose qui se met en mouvement. Quelques très grandes sociétés pharmaceutiques commencent vraiment à investir sur ce type de technologies. Ces industries sont en général conservatrices. Il leur faut du temps, un certain nombre de preuves de concept, avant de switcher de façon forte.
Les biotechs sont-elles plus ouvertes ?
En effet, certaines sociétés vont être plus rapides à utiliser ce genre de nouvelles technologies.
En 2016, lors des dix ans de Fluigent, vous disiez que la microfluidique allait connaître une croissance des ventes de 20 à 25 % par an, de combien est-elle à présent ? Votre CA a dû augmenter en proportion ?
La croissance du domaine est en effet autour des 20-25%, notre société connait une croissance bien plus forte, de l’ordre de 50%. Nous ne communiquons pas sur notre CA. Nous avons vendu des milliers de dispositifs de contrôles de débit. Nous avons des clients dans plus de 50 pays, dont toutes les plus prestigieuses universités et centres de recherche du monde (tels que l’Université de Princeton, le MIT, l’Université de Tokyo, l’Imperial College, l’Ecole Polytechnique, le CEA, etc ).
Vous avez deux filiales à l’international ?
Notre siège est en France, nous avons déménagé au Kremlin-Bicêtre et nous nous sommes beaucoup agrandis. Et nous avons deux filiales de vente, l’une à Boston pour couvrir tout le marché des Amériques, l’autre en Allemagne pour le marché de l’Europe et de l’Europe de l’Est. En Asie, nous avons un réseau de 12 distributeurs sur tous les grands pays asiatiques.
Nous avons aujourd’hui 55 salariés, la majorité, environ 45, en France, 5 ou 6 personnes dans chaque filiale.
Vous consacriez 30 % de votre CA à la recherche et développement en 2016, est-ce toujours le cas ?
Oui, nous accordons une part toujours aussi importante à la R&D, ce qui nous a permis de développer ce type de produit. Nous continuons à miser très fortement sur les innovations, le développement de nouvelles briques technologiques et leur intégration dans de nouveaux produits. Nous déposons en général à peu près deux brevets par an pour protéger nos innovations. L’innovation est l’une de nos 3 valeurs et l’un des éléments clé de notre forte proposition de valeur pour nos clients. Nous sommes très centraux sur notre métier, la gestion des fluides. OMI n’en est qu’un exemple appliqué aux organes sur puce.
Une évolution, nous travaillons de plus en plus pour des industriels et continuons notre conquête des industriels, fabricants d’équipements dans les sciences de la vie, le diagnostic ou les thérapies … Ils intègrent les équipements Fluigent pour le contrôle des liquides à l’intérieur des machines de séquençage, de diagnostic, de tri cellulaire etc (pour des analyses de tests ADN, de détection de pathogènes).
La microfluidique apporte à l’industrie une révolution comparable à l’invention des microprocesseurs dans le traitement de l’information, dites-vous ?
Nous sommes dans une optique d’intégration, le Fluigent inside, comme c’est le cas dans l’industrie des microprocesseurs, pour Dell ou Hewlett Packard qui insèrent une carte Intel (leur propre puce inside) dans chacun des appareils qu’ils vendent. Notre objectif est comparable : à chaque fois que les industriels des sciences du vivant vendent une machine, ils vendent une pompe Fluigent à l’intérieur. Nous visons donc des marchés de volume.
Historiquement, nous étions présents dans les laboratoires de recherche. Jusque-là nous étions sur un marché de niche pour des applications microfluidiques que nous avons ouvert à des applications biologiques, mais désormais nous visons les marchés industriels qui vont être de plus en plus appelés à intégrer des pompes Fluigent.
Quels industriels démarchez-vous plus spécifiquement ?
Nous allons choisir nos marchés dans le secteur des sciences de la vie. Chez les industriels mais également dans les start-ups. Nous travaillons historiquement avec des laboratoires des recherche, et quand un chercheur va déposer des brevets, et créer sa startup, il emporte la technologie Fluigent avec lui.
Au départ de la société, vous aviez des partenariats scientifiques avec les grands laboratoires cités plus haut ?
Depuis un certain temps, et même depuis la création, très vite Fluigent a vendu des équipements aux chercheurs, c’est très important parce que c’est en se frottant au marché que nous avons des retours, et que nous sommes au fait des besoins de nos clients. En prenant ce « pont » vers la startup, nous avons eu accès au monde plus industriel. Tout cela a énormément de valeur. Nous avons capitalisé là-dessus.
Tout naturellement, quand ces étudiants ou chercheurs ont travaillé dans les startups, ils sont venus vers nous. Nous avons continué à étoffer notre offre en l’ouvrant aux startups pour leur permettre d’accélérer la mise sur le marché de leur produit. Ils nous confient donc toute la partie de la gestion des fluides, qui est notre expertise, ce qui leur assure de développer rapidement un bon produit et de pouvoir focaliser leurs ressources sur leur corps de métier : la biologie.
Vous leur proposez une offre de services ?
C’est un service sur mesure pour développer tel ou tel type d’essais in vitro en adaptant la gestion de la microfluidique au produit de la startup. C’est un partenariat dans notre développement.
Si la startup veut étudier les traitements contre le cancer, par exemple, les chercheurs peuvent se concentrer sur la biologie : comment ils vont pouvoir observer l’efficacité du traitement, comment celui-ci va pouvoir interagir avec les cellules tumorales. Nous leur apportons la manière de mettre en contact les tumeurs avec les différents liquides qu’ils veulent étudier. Nous allons le faire pour eux. Nous leur proposons une offre de service de design et d’intégration et, au-delà, d’équipements. Et eux, ils vont se concentrer sur leur expertise, pour trouver le meilleur traitement.
Vous êtes des prestataires dans ce cas ?
Nous sommes vraiment le partenaire de la brique fluidique pour répondre aux besoins de l’entreprise, en adaptant de façon spécifique nos technologies. C’est une prestation, une customisation de spécifications.
Fluigent est une spin-off de l’Institut Curie ?
Oui, nous l’étions au démarrage il y a 15 ans. Nous avions deux activités à la création : l’une sur l’instrumentation micro fluidique, ce que nous sommes à 100 % aujourd’hui, et l’autre plus liée à des réactifs dans le domaine de l’oncologie. Cette dernière activité a été arrêtée en 2012 et, depuis 2013, nous nous sommes complètement recentrés, refocalisés sur la micro fluidique.
OMI permet de faire des économies de réactifs, une problématique que la crise sanitaire de la Covid-19, des pénuries ayant révélé ce besoin.
Oui. En général, la micro fluidique permet de diminuer la consommation d’échantillons et de réactifs, de réduire la durée des expériences et de diminuer leur coût global. Et par ailleurs d’éviter les expérimentations sur animaux !
La commercialisation d’OMI devrait voir décupler vos ventes ? Quelle est votre estimation de la croissance de la société ? Il y a une véritable accélération ?
Notre objectif de croissance, de façon générale, est très élevé : autour de 50 à 70 % par an, non seulement sur ce type de produit comme OMI mais aussi d’autre part en ce qui concerne les systèmes de contrôle de fluides pour les industriels des sciences de la vie. Oui, il y a une très forte accélération.