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Édito
Une révolution essentielle : nous entrons dans l’ère des médicaments sur mesure…
En partenariat avec RT Flash édito du Sénateur René Trégouët
Les médicaments sont aussi anciens que la médecine elle-même et on retrouve la trace de remèdes élaborés dans toutes les grandes civilisations de l’Antiquité, notamment l’Egypte, la Mésopotamie et la Chine. En France, il fallut cependant attendre le règne de Louis XVI, en 1777, pour que soit officiellement fondé le Collège de pharmacie. L’histoire des médicaments est jalonnée de découvertes qui ont changé la vie des malades. Citons la découverte de la morphine en 1805 (Séguin, Courtois et Derosne), la première anesthésie générale à l’éther, réalisée en 1846, la découverte de l’aspirine par Felix Hoffmann en 1897, la découverte de la pénicilline en 1928 par le biologiste écossais Alexander Fleming, la découverte de la cortisone en 1933, la découverte du premier neuroleptique, la chlorpromazine, en 1952, la découverte des premiers anticorps monoclonaux en 1979, ou encore la découverte du Gleevec, premier médicament de la famille des inhibiteurs de tyrosine kinase, en 2001.
Face à l’augmentation et au vieillissement de la population mondiale, l’incidence et plus encore la prévalence (nombre total de malades) des pathologies liées à l’âge (cancer, maladies cardiovasculaires, rhumatismes, démences, diabète) a considérablement augmenté depuis 50 ans. Dans le même temps le coût moyen de développement d’un nouveau médicament a doublé tous les 5 ans, passant de 50 millions de dollars en 1975…à 2,5 milliards aujourd’hui. Cette situation se comprend mieux quand on sait que sur 10 000 molécules testées, une seule, après un temps de développement de 12 ans en moyenne, deviendra un médicament autorisé à la commercialisation. Par ailleurs, le durcissement légitime des procédures d’évaluation de l’efficacité thérapeutique et des effets secondaires des nouveaux médicaments a augmenté sensiblement la durée et le coût des essais cliniques, qui représentent 45 % du coût de recherche. Les laboratoires doivent à présent procéder à des essais sur plus de 10 000 volontaires, contre 2000 dans les années 70. Quant aux dépenses de recherche des grands groupes pharmaceutiques, elles ont augmenté de 50 % au cours des cinq dernières années et les six principaux groupes ont dépensé plus de 50 milliards de dollars de recherche en 2020, soit en moyenne 15 % de leur chiffre d’affaires.
Mais depuis le début de cette décennie, l’extraordinaire développement des outils d’intelligence artificielle basés sur l’apprentissage profond, conjugué à la baisse du coût d’utilisation des supercalculateurs, ont ouvert une nouvelle ère, celle de la conception numérique des médicaments. L’ONG Drugs for Neglected Diseases Initiative, qui cherche des médicaments pour des maladies négligées, a noué récemment un accord avec BenevolentAI, une société britannique qui travaille à développer de nouvelles molécules grâce à l’IA. Elle a notamment découvert, durant la pandémie, le rôle-clé contre le Covid-19 d’une molécule, le baricitinib, développée par le laboratoire Eli Lilly pour une autre maladie.
Début 2020, Exscientia, une jeune société écossaise, a mis au point avec le laboratoire pharmaceutique japonais Sumitomo Dainippon une première molécule issue de l’IA, à présent en phase clinique. De son côté, la jeune pousse Iktos, fondée en 2016, utilise un nouvel outil d’IA pour exploiter de manière plus pertinente les données déjà existantes, dans le but d’identifier de nouvelles molécules thérapeutiques. Les chercheurs de cette société travaillent à partir d’une base internationale rassemblant les données de 100 millions de molécules.
Aqemia, issue de l’École normale Supérieure, développe quant à elle une plate-forme de découverte de médicaments grâce à la physique statistique inspirée du quantique. Comme le souligne le fondateur de cette société, Maximilien Levesque, « Nous utilisons une intelligence artificielle que l’on dit générative, ce qui nous permet d’inventer des molécules qui vont se coller sur une cible biologique spécifique responsable d’une maladie. L’intelligence artificielle est nourrie par la physique et nous avons simplement besoin de connaître la nature physique de la molécule et de la cible pour calculer leur affinité ».
On peut également évoquer Qubit Pharmaceuticals, une jeune start-up, issue du CNRS et de la Sorbonne, lancée en 2020, qui s’est spécialisée dans la simulation et la modélisation moléculaire assistée par ordinateur. Installée dans la pépinière d’entreprises de l’hôpital Cochin, cette société s’est fixé un objectif très ambitieux : réduire de moitié le délai de mise au point de nouvelles molécules thérapeutiques et diviser par dix le coût de cette recherche. Un enjeu majeur, quand on sait que le développement d’un médicament prend plus de dix ans et coûte plusieurs milliards de dollars.
Le laboratoire américain Pfizer a ainsi eu recours à un supercalculateur – un ordinateur doté de capacités de calcul et de traitement de données extrêmement puissantes –, pour développer le Paxlovid, son traitement antiviral contre le Covid-19. Sanofi, Roche et Bristol Myers Squibb ont, quant à eux, récemment conclu des partenariats avec des start-up spécialisées sur ce créneau à l’image de Exscientia, BenevolentAI ou encore le français Owkin. Une effervescence dont Qubit Pharmaceuticals espère profiter. Autre exemple remarquable de cette révolution en cours, celui du partenariat entre l’Université de Toronto et la start-up Insilico Medicine qui a permis, grâce à de nouveaux outils d’IA, de développer en seulement un mois et demi, à partir de 30 000 molécules, un nouveau traitement contre la fibrose.
Une autre molécule mise au point grâce à l’intelligence artificielle fait actuellement l’objet d’essais cliniques sur l’homme au Japon, dans le cadre d’une prise en charge des Troubles obsessionnels compulsifs (TOC). L’outil d’IA mis au point par Sumitomo Dainippon Pharma, en collaboration avec Exscientia, a permis de réduire de 5 ans à seulement un an la phase de conception de ce nouveau médicament. Autre innovation récente, des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) sont parvenus, grâce à un nouveau programme de machine learning, à identifier une molécule capable de détruire un agent pathogène redoutable : la bactérie gastro-intestinale Clostridium difficile (C. diff), responsable de graves infections nosocomiales dans les hôpitaux. Cet outil du MIT utilise un réseau de neurones profond qui s’est entraîné sur plus de 2500 structures chimiques. Résultat : une nouvelle molécule prometteuse, baptisée Halicine, qui s’est révélée efficace, en utilisant un mécanisme d’attaque différent de celui des antibiotiques existants.
Depuis quelques mois, l’outil d’intelligence artificielle Alphafold, développé par la filiale DeepMind de Google, est à présent capable de prédire la structure 3D de protéines à partir de leurs seules séquences d’acides aminés. Une des structures prédites par Alphafold a notamment permis de découvrir en quelques heures la structure d’une protéine bactérienne impliquée dans des phénomènes de résistance aux antibiotiques sur laquelle la communauté scientifique butait depuis près d’une décennie. Il est vrai que l’arrivée d’AlphaFold 2, fin 2020, a été un coup de tonnerre dans le monde de la recherche biologique. Cet outil de DeepMind (Google) a réussi à résoudre, dans de nombreux cas de figures, le problème récurrent lié aux modes de repliement des protéines, un mécanisme complexe qui joue un rôle-clé dans leur fonction et leur potentiel thérapeutique. Fin 2021, des scientifiques ont notamment réussi à utiliser AlphaFold 2 pour décrire la modification d’un anticorps connu contre la Covid-19, de manière à renforcer son efficacité contre plusieurs variants de la maladie (Voir PNAS).
Des chercheurs de l’Université nationale de Singapour (NUS) ont, pour leur part, réalisé une avancée majeure pour rendre la médecine personnalisée moins chère et plus facile en concevant un nouveau type de comprimé à prise unique qui va libérer de façon contrôlable différents principes actifs, en fonction des besoins spécifiques de chaque patient (Voir Science Daily). Ce comprimé de médicament se compose de trois composants distincts, dont un polymère contenant le médicament sous une forme spécialement conçue qui déterminera sa vitesse de libération. En modifiant subtilement la forme du polymère contenant le médicament, il devient possible de contrôler très finement la vitesse de libération de ces médicaments. Concrètement, il suffit à un médecin de dessiner le profil de libération souhaité, à l’aide d’un logiciel informatique, pour générer un modèle de fabrication de comprimés spécifiques au traitement d’un patient ; ce modèle peut ensuite être utilisé pour produire facilement les pilules souhaitées à l’aide d’une imprimante 3D.
Il y a un an, des chercheurs britanniques du Cronin Lab de l’Université de Glasgow ont mis au point une plate-forme de laboratoire robotique qui produit molécules et médicaments. Cet outil révolutionnaire, baptisé “Chimiocalculateur”, est capable de synthétiser, à l’aide d’un langage informatique de description chimique nommé XDL, des composés organiques sur la base de descriptions de méthodes standardisées. Cet outil, qui ne cesse d’évoluer et de se perfectionner, pourrait permettre aux pays en développement de produire plus facilement des médicaments. Récemment, cette machine a été reprogrammée de manière à pouvoir expérimenter des mélanges de molécules, sans finalités particulières. Lorsqu’une de ces associations donne un résultat intéressant, la machine analyse le résultat, puis décide éventuellement de combiner d’autres molécules, en puisant dans sa gigantesque base de données. L’idée est qu’elle finira par découvrir des molécules complexes d’intérêt thérapeutique, auxquelles n’auraient pas pensé des chimistes humains…
Une autre équipe de l’University of East Anglia (UEA, Norwich) travaille sur une technologie permettant d’imprimer des pilules en 3D. Cette nouvelle technique de fabrication via l’impression 3D de médicaments sous forme de structures poreuses et innovantes, permet de réguler le taux de libération de l’agent actif, une fois le médicament absorbé par voie orale, précise l’auteur principal, le Docteur Sheng Qi, professeur de pharmacie à l’UEA (Voir Science Direct). Là aussi, cette nouvelle approche thérapeutique et pharmacologique vise à permettre une prise en charge bien meilleure des patients les plus âgés, souvent polymédiqués, et bien sûr des patients souffrant de maladies complexes telles que le cancer, ou des maladies inflammatoires de l’intestin. Ici, la technique mise au point permet de régler la taille des pores de la pilule de façon à contrôler précisément pour chaque patient la vitesse de libération du médicament.
Il y a un an, le centre de lutte contre le cancer Gustave Roussy s’est associé avec la start-up de biotechnologie britannique FabRx Ltd pour mettre au point des médicaments contre le cancer grâce à l’impression 3D (Voir FabRx). L’objectif des chercheurs de Gustave Roussy est de proposer à tous ses patients des traitements personnalisés, parfaitement adaptés à leurs pathologies. Les chercheurs veulent également utiliser cette approche novatrice pour inclure dans ces médicaments sur mesure des molécules visant à combattre les effets secondaires des traitements.
A Montpellier, Medincell, une jeune société, est en train de réinventer la galénique, c’est-à-dire l’art de préparer un principe actif pour le rendre administrable au patient. Medincell travaille sur un nouveau type de médicament qui s’injecte sous la peau, sous forme de gel, et qui va libérer son principe actif dans l’organisme très lentement, sur plusieurs jours ou plusieurs semaines. Cette technique offre un confort et une sécurité incomparables pour le patient, surtout âgé, qui n’a plus à se soucier de prendre un médicament tous les jours. Il s’agit là d’un enjeu majeur de santé publique, quand on sait qu’en matière d’observance thérapeutique, six Français sur dix ne respectent pas leur traitement médical, avec toutes les complications qui peuvent en résulter.
Il y a quelques semaines, la pharmacie de centre hospitalier de Nîmes s’est équipée d’un système robotisé particulièrement sophistiqué qui se compose de trois unités de stockage de médicaments alimentant cinq machines de préparation, de fabrication et de distribution de piluliers personnalisés pour les besoins de chaque patient. Concrètement, une fois que les prescriptions sont validées par les pharmaciens, le préparateur programme la console et le robot prépare les comprimés correspondants et remplit les piluliers des patients concernés. Les cinq machines peuvent ainsi préparer 250 piluliers par heure, sans erreur.
Le CHU de Lille vient également de faire l’acquisition d’un automate lui permettant de produire ses propres médicaments. Ce robot de nouvelle génération, unique en Europe, est capable de produire jusqu’à 2000 flacons par jour, mais il peut, si la situation sanitaire l’exige, produire jusqu’à 8000 flacons journaliers, ce qui devrait permettre de prévenir les risques de rupture d’approvisionnements en produits de santé de première nécessité, comme les médicaments injectables d’anesthésie et de réanimation. Grâce à une production continue, ce robot dessert ainsi tout le bassin sanitaire concerné du Nord de la France. Autre avantage, grâce à son très haut niveau d’automatisation, le processus de conditionnement est totalement aseptique, un progrès majeur en matière de sécurité. Ce robot permet enfin à ce CHU de produire des médicaments injectables destinés aux essais cliniques, ou au traitement de maladies rares.
On le voit, c’est bien une véritable révolution scientifique et médicale qui s’opère sur deux fronts complémentaires, celui de la conception de nouveaux médicaments qui sera à terme, grâce à ces nouveau outils que j’ai évoqués, dix fois plus rapide et moins coûteuse qu’actuellement, et celui, non moins important, de la production et de l’administration de ces médicaments, qui va devenir totalement personnalisée, de façon à répondre de manière parfaitement ciblée aux besoins particuliers de chaque patient. L’arrivée probable, d’ici cinq ans, des premières machines de calcul quantique, fiables, opérationnelles et universelles, va en outre accélérer de manière décisive la capacité prédictive de ces nouveaux outils d’IA, qui vont devenir capables de concevoir en un temps très court de nouveaux traitements associant un grand nombre de molécules et protéines, ce qui permettra de proposer enfin des solutions thérapeutiques efficaces aux malades atteints de pathologies graves, et malheureusement aujourd’hui incurables, qu’il s’agisse de certains cancers, mais aussi de nombreuses maladies neurodégénératives (SEP, maladie de Charcot, Alzheimer, Parkinson) ou de maladies inflammatoires invalidantes. Notre pays doit, plus que jamais, favoriser la recherche transdisciplinaire, associant mathématiques, informatique et sciences du vivant, pour rester en pointe dans cette nouvelle révolution en cours des médicaments intelligents et personnalisés qui vont, d’ici une décennie, bouleverser notre médecine et le fonctionnement global de notre système de santé.
René TRÉGOUËT
Sénateur honoraire
Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat